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Imaginez une civilisation du futur en train d’examiner un vieux smartphone avec la même révérence qu’un vase grec. Ou des baskets fossilisées exposées dans une vitrine comme les restes sacrés d’un culte ancien. C’est absurde ? Peut-être. Ou peut-être pas tant que ça. Ce genre de scène pourrait très bien sortir d’un projet d’archéologie spéculative, cette tendance artistique qui imagine nos objets comme des vestiges du futur.

En effet, depuis quelques années, une tendance artistique un peu étrange (et passionnante) prend de l’ampleur : l’archéologie spéculative. Derrière ce nom qui sent bon la conférence universitaire (promis, on ne va pas faire trop compliqué), se cache une idée assez simple : imaginer comment les objets de notre quotidien pourraient être vus, un jour, comme des vestiges d’un lointain passé. Comme si quelqu’un, dans 1000 ans, tombait sur une fourchette en plastique ou une boîte de nuggets vide, et tentait de reconstituer tout un mode de vie à partir de ça. Une forme d’archéologie spéculative qui nous invite à voir nos objets autrement.

Des artistes s’amusent donc à créer de faux artefacts, de fausses fouilles, voire de faux musées entiers, comme si notre époque avait été redécouverte par des archéologues venus du futur. Et ce n’est pas juste un jeu de science-fiction : ces œuvres interrogent en profondeur notre rapport aux objets, à la mémoire, et à ce qu’on laisse derrière nous (spoiler : souvent, c’est beaucoup de plastique et de câbles USB). En bref, elles s’inscrivent pleinement dans cette démarche d’archéologie spéculative.

Dans cet article, on va plonger dans le travail de quelques artistes qui se prennent pour des Indiana Jones du XXIème siècle, armés non pas d’un fouet, mais d’une perceuse, d’un logiciel 3D ou de sacs-poubelle pleins d’objets trouvés. Et surtout, on va se demander ce que cette démarche dit de nous : comment est-ce qu’on aimerait qu’on se souvienne de nous, si tant est qu’on se souvienne de nous ?

Sommaire

Faux musées et vrais questionnements : quand la fiction devient crédible

Et si tout ce qu’on voit dans un musée n’était qu’une belle histoire ? Une reconstitution bien présentée, avec des cartels sérieux, une police Times New Roman, et cette lumière tamisée qui donne toujours envie de se taire (même quand on est tout seul devant une vitrine). C’est ce que certains artistes ont décidé de prendre au pied de la lettre : créer de toutes pièces des musées entiers, des collections factices, des artefacts inventés, pour mieux questionner ce qu’on croit vrai quand on le lit sur une petite plaque accrochée au mur.

Vitrine d’objets récupérés sur les berges de la Tamise par Mark Dion, exemple d’archéologie spéculative appliquée au quotidien londonien.
Vitrine d’objets récupérés sur les berges de la Tamise par Mark Dion, exemple d’archéologie spéculative appliquée au quotidien londonien.

Mark Dion, par exemple, est un habitué des fausses fouilles. Dans Tate Thames Dig, il est descendu (vraiment) sur les berges de la Tamise avec des volontaires, a creusé la boue, ramassé des objets (vieux trucs rouillés, bouts de plastique, os de poulet… bref, la gloire), puis a tout nettoyé et exposé dans de magnifiques vitrines façon musée de sciences naturelles. Avec des étiquettes. Et une scénographie impeccable. Comme si chaque bouchon de bouteille racontait un pan de l’histoire londonienne. Ce qui est un peu vrai, d’ailleurs.

Dans un registre plus délicieusement tordu, Alida Sayer fabrique, elle, des artefacts complètement inventés, mais accompagnés de textes scientifiques si convaincants qu’on pourrait jurer avoir loupé ce chapitre du manuel d’histoire. Elle joue avec la typographie, les mots savants, les classifications absurdes… bref, elle nous montre à quel point la forme peut donner de la légitimité au contenu, même quand il est entièrement sorti de son imagination.

Une œuvre particulièrement pertinente d’Alida Sayer pour illustrer l’archéologie spéculative est « Lexicon ». Présentée lors de son exposition éponyme à la Marsden Woo Gallery en 2016, cette série explore comment des formes abstraites, semblables à des glyphes, peuvent évoquer des fragments d’une langue ou d’une culture oubliée. En combinant typographie, matériaux organiques et procédés de moulage, Sayer interroge la manière dont les traces humaines deviennent des artefacts interprétés par les générations futures. Cette démarche s’inscrit pleinement dans l’esprit de l’archéologie spéculative, en imaginant comment nos objets contemporains pourraient être perçus comme des vestiges d’une civilisation passée.

Et puis il y a Damien Hirst, qui, fidèle à lui-même, a mis la barre très (très) haut : en 2017, il a présenté une gigantesque expo à Venise (Treasures from the Wreck of the Unbelievable ou Trésors de l’épave de l’Incroyable en français) où il prétendait exposer les trésors retrouvés dans l’épave d’un navire mythique. Des statues recouvertes de corail, des pièces d’or, des idoles antiques… et même une sculpture de Mickey. Tout était faux, mais présenté avec un tel sérieux, un tel luxe de détails, un documentaire à l’appui et des centaines d’œuvres produites, que le doute finissait presque par s’installer. Et c’était bien le but : nous faire réfléchir à ce qu’on accepte comme « vrai », surtout quand c’est joliment présenté.

D’ailleurs, si cette idée de faux vestiges sous-marins t’intrigue, je t’en parle aussi dans cet article sur Jason deCaires Taylor, où l’artiste plonge littéralement ses sculptures dans les fonds marins pour qu’elles deviennent, elles aussi, des artefacts du futur.

Un autre maître du faux documentaire, c’est Joan Fontcuberta. Ce photographe catalan joue depuis des décennies avec notre rapport à l’image, à la preuve et à la science. Dans « Hydropithèques », l’un des volets de son célèbre projet Fauna, il présente des créatures imaginaires (sirènes, centaures, licornes…) avec un tel sérieux scientifique que même les sceptiques finissent par douter. Fossiles truqués, planches anatomiques détaillées, clichés noir et blanc « d’époque »… tout y est.

Ce qui nous plaît, ici, c’est à quel point Fauna pousse à l’extrême les codes de la muséographie et du savoir scientifique. Fontcuberta ne fait pas que tromper l’œil : il questionne notre besoin d’y croire. Et quelque part, en proposant de fausses preuves d’espèces disparues, il s’inscrit lui aussi dans l’archéologie spéculative – cette fois à travers la photographie. À méditer : si une sirène est bien conservée dans une vitrine avec une étiquette en latin, est-elle moins crédible qu’un vieux silex ?

Au fond, tous ces artistes ont un point commun : ils nous rappellent qu’un musée est un lieu de narration, pas forcément de vérité. Ce n’est pas l’objet qui raconte une histoire, c’est la manière dont on le regarde – ou dont on nous invite à le regarder. Et si demain quelqu’un tombait sur ton vieux grille-pain, qui sait… peut-être qu’il finirait dans une vitrine, avec une belle légende : « Objet rituel lié à l’énergie sacrée du matin ».

Fossiles instantanés et archéologie pop : des formes contemporaines d’archéologie spéculative

Si un jour, des archéologues du futur tombent sur une Game Boy ou un iPhone 12 dans une couche géologique bien tassée, ils se demanderont sûrement à quoi servaient ces mystérieux objets rectangulaires. Instruments rituels ? Appareils de communication ? Petits autels portatifs ? En vrai, un peu tout ça à la fois.

C’est exactement ce que fait Daniel Arsham, artiste américain obsédé par notre rapport au temps et aux objets cultes de la pop culture. Lui, il ne se contente pas de les collectionner : il les transforme en fossiles. Mais pas n’importe lesquels : des fossiles en quartz, cendre volcanique, verre pilé… bref, des matériaux qui brillent un peu et qui donnent tout de suite une aura de relique sacrée à n’importe quelle console Nintendo. Dans sa série Future Relic, il fige ainsi nos objets les plus emblématiques comme s’ils venaient tout droit d’un chantier de fouilles de l’an 3018. D’ailleurs, c’est aussi le nom de l’une de ses expos (3018, sobrement), où même une voiture DeLorean semblait sortie d’un sarcophage du futur.

Ce qui est fascinant (et un peu flippant aussi), c’est que ces objets sont encore très présents dans notre quotidien. Arsham ne travaille pas sur des reliques lointaines : il fossilise le présent en temps réel. Comme si on n’avait même plus besoin d’attendre que les choses deviennent obsolètes pour les enterrer.

Autre ambiance, mais toujours cette idée de ruine accélérée : Michael Sailstorfer, artiste allemand, a littéralement fait frotter des pneus contre des murs jusqu’à ce qu’ils s’usent, laissent des traces noires partout, et tombent en morceaux. L’installation s’appelle Zeit ist keine Autobahn (le temps n’est pas une autoroute), ce qui, avoue, est déjà une jolie punchline en soi. Là aussi, il s’agit de montrer que l’érosion, le vieillissement, la disparition, peuvent être créés à la chaîne, comme dans une sorte de fabrique à ruines. Sailstorfer produit des objets à mi-chemin entre la performance et l’artefact post-apocalyptique : ce sont nos infrastructures, nos machines, notre quotidien… réduit en miettes avec poésie.

Ces artistes ont un truc en commun : ils transforment des objets que l’on croit banals ou durables en fragments archéologiques prématurés. Comme si notre époque allait si vite qu’elle s’autofossilisait en direct. Et au fond, ce n’est pas si faux : entre l’obsolescence programmée et notre amour du vintage, on vit déjà dans le culte de ce qui est juste assez vieux pour être cool.

Archéologie spéculative des poubelles : ce que nos déchets disent de nous

On dit souvent que ce qu’on jette en dit long sur qui on est. Si c’est vrai, alors les archéologues du futur auront de quoi faire : montagnes de plastique, vieilles brosses à dents, tickets de caisse, tupperwares sans couvercle… un patrimoine inestimable. Et pour les amateurs d’archéologie spéculative, les poubelles sont de véritables mines d’or.

Jenny Odell, artiste américaine (et patiente comme pas deux), s’est donné pour mission de documenter les objets qu’on oublie. Dans The Bureau of Suspended Objects, elle a fouillé une décharge californienne, récupéré des centaines d’objets promis à la benne, et mené l’enquête : où a été fabriqué ce grille-pain ? Par qui ? Dans quelles conditions ? Elle a tout archivé, comme si chaque objet avait droit à sa fiche d’identité, son petit dossier, sa seconde chance. Elle ne transforme pas ces déchets : elle les contextualise. Et là, magie : ce qui était invisible devient soudain digne d’intérêt. Comme si un bouchon en plastique reprenait toute sa place dans le récit du monde.

Et cette idée que nos poubelles racontent une histoire, l’artiste Arman (1928–2005) l’avait déjà saisie, bien avant qu’on parle d’archéologie spéculative. Lui ne cherchait pas à nettoyer les objets : il les accumulait puis les figeait. Dans ses œuvres qu’il appelait Accumulations ou Poubelles, il enfermait dans de la résine transparente des monticules de peignes, de tubes de dentifrice, de gants en plastique ou de déchets domestiques. Résultat : un bloc de mémoire compact et figé dans le temps.

En regardant ces œuvres aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de les lire comme des capsules temporelles, des fragments gelés de notre culture matérielle. Chaque objet y devient une trace archéologique potentielle, une preuve de nos modes de vie, de nos excès, de nos habitudes. Arman n’inventait pas un futur, mais il rendait le présent archivable. Et ça, c’est peut-être une forme d’archéologie spéculative avant l’heure, non ?

Ces démarches nous obligent, en tout cas, à reconsidérer ce qu’on pense être du « rien ». Dans un musée, un simple caillou peut devenir un artefact précieux si on y ajoute une étiquette en italique. Alors pourquoi pas un bouchon de bouteille ? Ce que nous considérons aujourd’hui comme négligeable pourrait être, demain, la clé pour comprendre notre époque. Et peut-être que nos chips au vinaigre seront perçues comme une forme de sacrifice alimentaire. Qui sait ?

Civilisations futures et savoirs réinventés : l’imaginaire en guise de machine à remonter le temps

Dans cette dernière section, on quitte les fouilles boueuses et les brosses à dents rouillées pour explorer un autre terrain : celui de l’imaginaire pur, où l’archéologie spéculative flirte avec la science-fiction, la spiritualité et même l’utopie. Ici, les artistes ne se contentent pas d’imaginer comment on verra notre époque dans 1000 ans, ils inventent carrément de nouvelles civilisations.

Prenez Marguerite Humeau, par exemple. Elle ne sculpte pas des objets pour les mettre sous vitrine, elle donne corps à des espèces disparues ou jamais existées, à des langues oubliées ou rêvées. Dans FOXP2, elle reconstitue la voix de Cléopâtre (oui, vraiment) et imagine les chants de mammouths en utilisant une combinaison improbable de recherches scientifiques et de poésie technologique. Le résultat ? Des installations étranges, un peu fantomatiques, qui flottent entre le musée de sciences naturelles et le temple antique. Et moi, perso, je trouve ça à la fois très beau et un peu flippant (mais dans le bon sens).

Capsule temporelle sculptée par Beatriz Cortez mêlant traditions ancestrales et science-fiction, symbole d’une archéologie spéculative tournée vers le futur.
Capsule temporelle sculptée par Beatriz Cortez mêlant traditions ancestrales et science-fiction, symbole d’une archéologie spéculative tournée vers le futur.

De son côté, Beatriz Cortez crée des capsules temporelles en acier, inspirées à la fois des traditions mayas et des technologies spatiales. Dans Chultún El Semillero, elle imagine des structures capables de traverser le temps pour porter des graines, des savoirs, des cultures jusque dans un avenir incertain. C’est à la fois un geste de mémoire et d’espoir. Elle ne nous montre pas ce qu’on a perdu, mais ce qu’on pourrait transmettre — si on y prête attention.

Et que dire de Pinar Yoldas, qui pousse encore plus loin le délire (dans le bon sens du terme) avec ses créatures issues de l’ »écosystème de l’excès » : des espèces imaginaires capables de digérer nos déchets plastiques, comme si la vie s’était adaptée à notre bazar. Exposés en bocaux, étiquetés façon musée d’histoire naturelle, ses petits monstres futuristes nous renvoient une question très simple : que sommes-nous en train de léguer au vivant ? Et est-ce que la nature pourra s’en débrouiller sans nous ?

Ces artistes ne se contentent pas de jouer avec le passé. Ils inventent de nouveaux futurs à partir de ce que nous sommes aujourd’hui, et souvent à partir de ce que nous ne regardons même plus. Ils créent des ponts entre les savoirs anciens, les technologies actuelles, et les imaginaires de demain. Et ça, franchement, c’est une forme d’archéologie qui me plaît : pas seulement tournée vers ce qu’on a perdu, mais aussi vers ce qu’on pourrait encore préserver.

Conclusion : Ce que les objets racontent quand on tend l’oreille (même dans le futur)

Ce qui me fascine dans l’archéologie spéculative, c’est que sous ses airs de science-fiction arty, elle parle surtout de nous, ici et maintenant. Elle nous pousse à regarder nos objets du quotidien autrement : pas comme des trucs sans valeur qu’on utilise, qu’on oublie, qu’on jette… mais comme des fragments d’un récit plus vaste.

Ces artistes ne cherchent pas à figer une vérité historique. Leur démarche, proche de l’archéologie spéculative, nous rappelle que l’histoire est toujours une affaire de regard, et que ce regard, lui aussi, évolue. Ce qu’on trouve banal aujourd’hui deviendra peut-être un mystère demain.

Alors la prochaine fois que tu hésites à jeter un truc, ou que tu regardes ton téléphone tomber en poussière (encore), pose-toi cette question toute simple : Et si c’était ça, le vestige que l’on retrouvera dans 2000 ans ?

Et qui sait… peut-être qu’un jour, quelqu’un tombera sur cet article, et pensera :« Tiens, c’était quoi ce blog, déjà ? Un genre de manuscrit sacré ?« 


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