Parfois, on n’a pas la force d’écrire un article « classique ». Alors on écrit ce qu’on peut. Ce qu’on ressent. Ce qui pèse. Ce qui fait tenir aussi. Voici un texte qui parle de la dépression à travers une œuvre d’art qui me hante depuis longtemps : Melancholia I, d’Albrecht Dürer.
Ceci n’est pas un article, donc.
C’est une respiration.
Un endroit où tu peux venir t’asseoir.

Au commencement…
Il y a des jours où tout semble hors de portée. Même les choses simples. Lancer un épisode d’une série qu’on adore, ouvrir un livre qu’on a envie de dévorer depuis des semaines, répondre au message d’un ami… Tu voudrais faire, tu sais que tu devrais faire, et pourtant… tu restes là. Comme bloqué.
Dans ma tête, ces jours-là, il y a une gravure. Une image vieille de plus de 500 ans. Un personne ailé, assis dans le silence, cerné d’objets qui parlent d’érudition, de science, d’artisanat, d’art. Et pourtant il ne crée rien. Ses ailes sont repliées, ses outils inertes, son regard perdu. C’est le personnage de Melancholia I, d’Albrecht Dürer.
D’aucuns disent qu’il s’agirait d’une forme d’autoportrait de l’artiste. Peut-être qu’en effet, c’est lui.
Et c’est moi. Peut-être toi aussi.
Cette image, je la connais presque par cœur. Pas seulement parce que j’ai eu la chance de l’étudier quand j’avais encore des cours d’Histoire de l’Art mais parce qu’elle raconte sans mot ce que je ressens trop souvent. L’ambition, l’intelligence, le savoir-faire… tout est là, mais retenu, étouffé, comme emmuré à l’intérieur.
Alors aujourd’hui, j’écris. Pour toi, pour moi. Pour qu’on sache qu’on n’est pas seuls à regarder la pierre étrange de notre vie sans trouver la force de la sculpter.
Melancholia, c’est nous
Melancholia I, gravée par Albrecht Dürer en 1514, n’a jamais cessé de troubler. On ne sait pas exactement ce qu’elle veut dire. On a écrit des thèses entières sur ses symboles, sur cette balance inutile, ce sablier sans mouvement, cette sphère qui semble peser plus que le monde entier. Mais moi, ce qui me touche, ce n’est pas ce que les objets disent : c’est ce qu’ils retiennent.
Tout dans cette image parle de potentiel : des outils d’architecture, des instruments de mesure, un compas, une échelle, des outils. Mais rien ne fonctionne. Tout est figé, suspendu dans une attente sans nom. Ou plutôt si, un mot : mélancolie. Synonyme de dépression.
PSYCHOPATHOL. État morbide caractérisé par un abattement physique et moral complet, une profonde tristesse, un pessimisme généralisé, accompagné d’idées délirantes d’autoaccusation et de suicide. Synon. dépression (nerveuse), névrose, neurasthénie. Mélancolie anxieuse, délirante, intermittente, périodique ; accès, crise de mélancolie.
B. − État affectif plus ou moins durable de profonde tristesse, accompagné d’un assombrissement de l’humeur et d’un certain dégoût de soi-même et de l’existence. Synon. idées noires, cafard (fam.), dépression ; anton. allégresse, entrain, gaieté, joie.
Dictionnaire CNRTL

C’est cette figure centrale qui la représente, qui en est l’allégorie. Un ange (peut-être un homme ou une femme, on ne saurait le dire exactement), les ailes repliées, la tête lourde, posée sur sa main comme si elle pesait des tonnes. Elle est l’image même de la capacité empêchée. Elle est la pensée qui bouillonne sans action. Elle est ce moment où tu as mille idées, mille projets, mille raisons de te lever. Et pourtant, tu restes là, figé. Même le petit angelot à ses côtés semble tout triste, un peu recroquevillé sur lui-même, sur ce qui semble être une roue en pierre recouverte d’un bout de tissu.
Peut-être que cet ange aussi a essayé. Peut-être que lui aussi s’est dit : « Allez, je me lève, je fais une chose après l’autre. » Peut-être qu’il a commencé à trier ses pensées comme on trie des outils sur une table de travail. Et puis… finalement non.
De plus, il ne regarde rien. Il ne regarde personne. Il est là, mais ailleurs. Comme enfermée à l’intérieur de sa propre tête. Il pourrait être moi, là, à l’instant où j’écris difficilement ces lignes, toi hier soir, n’importe qui dans cet état étrange où l’on pense fort, trop fort, sans parvenir à agir. Cet état où les ailes sont là, mais repliées. Où l’on sait qu’on a tout ce qu’il faut, sauf l’étincelle.
C’est ça, peut-être, la mélancolie la plus difficile à porter : celle des esprits vifs empêchés. Des âmes pleines, ralenties. De la puissance mentale qui se retourne contre soi-même, comme une flèche en boomerang.
Le blocage n’est pas une absence, c’est un trop-plein
On dit souvent que la dépression est un vide. Mais ce n’est pas vrai. Pas toujours en tout cas. Ce n’est pas un désert. Ça peut être une marée intérieure. Une tempête muette. Le corps reste immobile, mais l’esprit, lui, est en débordement. Il pense à tout, à rien, à mille choses contradictoires. Il calcule, il imagine, il ressasse. Il répète, il craint, il prévoit. Il se souvient aussi. Trop fort, trop longtemps.
Le blocage, ce n’est pas ne pas savoir. C’est savoir trop de choses à la fois. C’est avoir mille chemins devant soi, sans pouvoir en choisir un seul. C’est porter trop d’émotions, trop d’inquiétudes, trop d’obligations, trop de fatigue. C’est vouloir bien faire, trop bien faire… au point de ne plus faire du tout.
C’est là qu’on se retrouve assis dans son canapé, en peignoir et pyjama, avec une page blanche devant soi, ou un site, ou une thèse à terminer, ou un message à envoyer… (#3615MyLife bonjour) et qu’on ne peut pas. Pas parce qu’on ne veut pas. Mais parce que quelque chose en soi dit non. Un non muet, épuisé. Un non sans colère, juste saturé.
Et pendant ce temps, la culpabilité se faufile. Elle dit : « Tu n’es pas capable. Tu es paresseux·se. Tu exagères. Les autres y arrivent, pourquoi pas toi ? » Et chaque mot pèse. Comme si, en plus du stress que tout cela engendre, de la tristesse infernale qui nous emplit, il fallait encore porter la honte de ne pas réussir à dompter tout ça.
Mais non. Le blocage n’est pas une faiblesse. C’est une surcharge. Ce n’est pas un défaut de volonté. C’est un trop-plein. Et comme toute surcharge, il faut parfois juste… poser. Poser les outils, poser les attentes. Poser le cœur, un moment. Faire comme la figure de Dürer : rester là. Juste là. Vivant, même si immobile.
Et je ne sais que trop bien à quel point c’est difficile à faire… Surtout quand le monde entier te crie d’aller toujours plus vite, plus haut, plus fort, plus loin…
Melancholia ou l’ange de la gravité
Regarde cette figure centrale dans Melancholia I. Ce n’est pas un ange qui vole. Ce n’est pas un être en mouvement. Ses ailes sont repliées. Son regard est perdu, flottant quelque part entre la lumière de l’étoile qui brille au loin et les ombres de ses pensées. Elle n’agit pas. Elle attend. Ou peut-être, elle endure.
C’est un ange de la gravité. De celle qui, vraiment, vous cloue au sol.

Autour d’elle, pourtant, tout parle de sciences, d’arts, de calculs… Il y a là un compas, une sphère, une balance, un sablier, une échelle, des chiffres… tout ce qu’il faut pour créer, pour bâtir, pour comprendre le monde. Et pourtant, rien n’est en action.
Parce que Dürer savait, déjà, que la connaissance n’est pas une garantie contre l’épuisement. Que la beauté ne protège pas toujours du désespoir. Que l’on peut être entouré de tout ce qui fait la grandeur humaine et être incapable d’entrer en action. Être force dans l’arrêt, incapable de prendre part à ce mouvement.
Mais ce n’est pas une défaite.
Ce n’est pas une fin.
La figure de Dürer ne s’effondre pas. Elle est là. Elle tient. Elle garde les outils à portée de main. Et surtout, elle est regardée. Elle est reconnue. Gravée à jamais, immortalisée pour ce qu’elle est : une présence suspendue, mais pas absente. Une pensée vivante, même immobile. Une âme en repli, mais pas brisée.
Melancholia I, c’est l’instant d’avant. Le moment où rien ne bouge encore… mais où quelque chose, quelque part, dans la lumière qui perce ou le sablier qui s’écoule, continue de vivre. De tenir. D’espérer peut-être.
Pourquoi tombons-nous ?
Melancholia I, ou la gravure dans laquelle je vis parfois
Il y a des jours où je me sens comme l’ange assis dans Melancholia I. Inerte. Accablée. Une créature aux ailes repliées, entourée d’objets censés construire, calculer, créer… mais qui ne servent à rien, parce que mes mains ne bougent plus. Parce que mon esprit est trop plein. Trop vide. Les deux à la fois.
Regarder cette gravure de Dürer, c’est comme croiser son propre reflet à une époque où l’on aurait préféré passer inaperçu. Elle me rappelle ces heures où je reste figée sur le canapé, incapable d’avancer malgré la montagne de choses à faire. Ces instants où même choisir une chanson devient un obstacle, où lire une simple ligne de texte, et même regarder la télé est une épreuve ; où tout fait peur, tout oppresse, sans qu’on sache même vraiment pourquoi.
Ce texte, je ne l’écris pas pour me plaindre. Je l’écris parce que peut-être, toi qui me lis, tu connais aussi cette sensation d’être coincé·e dans un tableau qui ne bouge pas. Cette impression de vivre dans un monde figé, comme suspendu entre deux battements de cœur, entre deux respirations qui peinent à venir.
Il y a des jours où la musique aide un peu. D’autres où un casque anti-bruit devient une armure. Il y a les histoires qu’on invente pour fuir, les personnages-refuges (pour moi, Syaoran de Card Captor Sakura, si tu veux tout savoir). Et puis il y a cette phrase que je me répète comme un mantra, même si elle vient d’un blockbuster de super-héros (Batman, pour ceux qui se demanderaient) : Pourquoi tombons-nous ?
Peut-être que la suite de cette phrase est encore vraie : pour mieux apprendre à nous relever. Peut-être. Je ne suis pas encore sûre. Mais en attendant, je suis là. Et toi aussi. Et c’est déjà quelque chose.
Une gravure pleine… de vide
Quand on regarde Melancholia I, on est frappé par l’accumulation : outils, symboles mathématiques, sablier, balance, sphère, polyèdre étrange… Tout semble pointer vers le monde de la science, du calcul, de la création rationnelle comme artistique. Mais ce n’est pas un monde en action : c’est un monde à l’arrêt.

L’ange ailé est assis, les yeux dans le vide. Il ou elle n’utilise aucun de ces instruments. Le compas est dans la main, mais il ne trace rien. La cloche ne sonne pas. Même le chien, blotti à ses pieds, semble abattu. C’est une gravure pleine d’objets, incroyablement riche en détails (Dürer faisait cela à merveille !) mais où rien ne vit. Un atelier sans souffle.
Pour moi, c’est ça, la dépression : être entourée d’outils, d’idées, d’envies, mais ne pas pouvoir bouger. Avoir tout ce qu’il faut,en apparence, mais ne pas pouvoir s’en servir. C’est comme avoir mille projets sur la table et les mains paralysées par une angoisse qu’on ne comprend même plus.
Le sablier et la cloche me parlent particulièrement. Le temps passe, lentement, bruyamment, et je n’arrive pas à le remplir. Chaque journée devient un sablier renversé, où le sable tombe sans que rien ne change. Et ainsi, je me sens toujours en retard, coupable de ne pas avancer.

Et puis, il y a ce carré magique, presque caché dans un coin de la gravure. Il est parfaitement équilibré, mathématiquement fascinant… mais son ordre contraste avec le chaos intérieur de la figure centrale. C’est comme si l’artiste nous disait : « Regardez, l’ordre existe. Mais il n’aide pas. »
Le polyèdre, masse indéchiffrable

Parmi tous les objets posés au sol, il y a ce polyèdre étrange, cet énorme solide aux arêtes nettes, mais dont la forme exacte échappe. Il est lourd, anguleux, presque menaçant. On ne sait pas ce qu’il fait là. Il n’a pas de fonction. Il est juste… posé. Massif. Incompréhensible.
Or, c’est souvent comme ça que je ressens le stress et l’angoisse : une masse posée dans mon esprit, impossible à contourner, impossible à comprendre. Il n’a pas de nom précis, il n’est pas lié à un événement en particulier, mais il est là. Et il prend toute la place.
Ce polyèdre, c’est ce que j’emporte malgré moi partout avec moi. Il est dans la pièce même quand je suis seule. Il se glisse dans ma valise mentale quand je pars en vacances. Il s’invite dans mes projets, même les plus joyeux. Il n’est pas bruyant, il n’est pas violent. Il est juste pesant. Et il m’empêche parfois de me lever, de me concentrer, de créer, de croire que je peux réussir.
Je me demande si Dürer, en dessinant ce polyèdre, pensait à une idée impossible à formuler. Quelque chose de trop complexe pour être expliqué. Un poids mental, un blocage intérieur. Peut-être qu’il l’a dessiné pour le faire sortir de lui, un peu comme j’écris cet article pour sortir ce que j’ai trop longtemps gardé à l’intérieur.
Reprendre la lumière, doucement

Il y a, dans Melancholia I, un détail qui me touche toujours, même les jours où je me sens incapable de voir plus loin que le brouillard intérieur : cette clarté étrange, venue de l’horizon. On ne sait pas si c’est l’aube ou le crépuscule. On ne sait pas si cette lumière est un souvenir ou une promesse. Mais elle est là.
Et parfois, c’est tout ce que j’arrive à faire : la reconnaître. Me dire qu’elle existe.
Dans mes journées les plus difficiles, je ne peux pas tout débloquer. Je ne peux pas faire disparaître le polyèdre. Je ne peux pas me transformer en la version de moi-même que j’aimerais être. Mais je peux essayer de repérer, même dans l’ombre, les petites lumières. Un message d’encouragement. Une chanson familière. Un souvenir heureux. Un chat qui vient se poser contre moi. Ou une phrase écrite pour les autres, pour vous, pour moi aussi :
Pourquoi tombons-nous ? Pour apprendre à nous relever.
Cet article n’est pas une solution, loin s’en faut. Ce n’est pas un guide. C’est un petit signe. Un « je comprends », silencieux mais sincère. Peut-être que toi aussi tu portes un polyèdre invisible. Peut-être que tu ne comprends pas ce qui t’arrive. Peut-être que tout est trop, juste trop.
Mais, pour ce que ça vaut, tu n’es pas seul.
Moi aussi je suis là, quelque part dans le noir, à chercher cette lumière bizarre, celle qu’on aperçoit sans savoir si elle vient d’un matin ou d’un soir.
À toi qui lis ces lignes…
Si ce texte a résonné, même un peu, sache que c’est déjà beaucoup. Si tu t’es reconnu dans le vide, la surcharge, la lassitude ou cette lumière qu’on n’arrive pas toujours à suivre, c’est peut-être que toi aussi, tu avances avec un polyèdre dans les bras.
Tu peux laisser un mot en commentaire, si tu en as la force. Raconter ce que Melancholia I t’évoque, ou simplement dire « moi aussi ». Tu peux aussi garder cet article pour toi. Ou le partager avec quelqu’un qui pourrait en avoir besoin.
Et si rien de tout cela n’est possible aujourd’hui, alors que ce soit juste ça : une respiration. Un espace. Une main tendue dans le noir, sans exigence.
Prenons soin de nous. Lentement. Humainement. Sans performance.
À très bientôt, ou quand tu le voudras.
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