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Sintra : Un autre monde en plein Portugal

Je rentre d’un séjour au Portugal avec mon amoureux durant lequel nous avons fait de très jolies découvertes.
Parmi elles, la magnifique ville de Sintra et, surtout, ses superbes palais. Je vous invite donc à découvrir cette ville portugaise, exceptionnellement en deux articles. C’est parti pour la visite guidée !

Sommaire de l’article :

  1. Sintra, c’est où, c’est quoi ?
  2. Que voir à Sintra ?
  3. Quinta da Regaleira : mon coup de coeur de Sintra
    1. Histoire de la Quinta da Regaleira
    2. Les Folies de la Quinta da Regaleira et son style Manuélin
  4. A suivre !

Suite de l’article : Direction le Palais de Pena et le Palais National de Sintra !

Sintra, c’est où, c’est quoi ?

Sintra est une ville portugaise située non loin de Lisbonne. Elle est classée au Patrimoine Mondial de l’Unesco. On y accède facilement en train depuis la Capitale. Elle regroupe un certain nombre de palais que nous n’avons pas tous pu visiter et qui furent construits par la noblesse de Sintra, sur les collines de la ville. Des collines qu’il vaut mieux ne pas avoir peur de gravir à moins d’avoir prévu un peu de sous pour les tuk-tuk, bus et autres taxis. Car ça monte ! Ca monte beaucoup ! Et sur un certain nombre de kilomètres.

Le jour où nous nous y sommes rendus, le temps était peu clément et c’est pourtant ce qui a fait tout le charme de notre visite ! En partant de Lisbonne, ce matin-là, c’était grosse chaleur et grand soleil ; à notre arrivée sur place, brouillard très épais, température avoisinant les 20 degrés et une humidité tellement forte que la brume perlait en gouttes de pluie sur nos bras. A priori, pas l’idéal pour un séjour au Portugal, et pourtant ! Ce brouillard nous a donné l’occasion de découvrir Sintra sous de faux airs d’Amazonie. Les palais et l’épaisse faune environnante semblaient flotter dans les nuages, comme dans un autre pays, un autre espace-temps.

N’hésitez pas à cliquer sur les images pour les agrandir.

Que voir à Sintra ?

Soyons clairs : une journée, c’est beaucoup trop peu pour une ville comme Sintra. C’est malgré tout faisable, à condition de faire des choix. En ce qui nous concerne, nous avons pu visiter trois palais au cours de notre escale (en prenant notre temps parce que je suis passionnée d’art mais pas de marche sportive) : le Palais National de Sintra, le Palais de Pena (Palacio da Pena) et le Palais de la Regaleira (Quinta da Regaleira).

Mais Sintra abrite aussi le Château des Maures (Castelo dos Mouros) ou le Palais de Monserrate. Ainsi que des parcs magnifiques et ce jusqu’à la mer, donnant sur un cap d’immenses falaises.

Autant vous dire que pour tout voir, il faut plus d’une journée. Et plus encore pour tout bien voir.

Cet article sera consacré essentiellement au palais que j’ai préféré durant cette visite : la Quinta da Regaleira. L’article suivant sera consacré aux deux autres palais que nous avons visités et qui sont tout aussi magnifiques !

Quinta da Regaleira : mon coup de cœur de Sintra

Le Palais de la Regaleira est de loin celui que j’ai préféré, lors de cette escapade. Il n’était pas aussi grand que les autres (il paraît même bien petit par rapport aux 4 hectares de terrain qui l’entourent !) mais il était d’un romantisme fou ! La Quinta da Regaleira est de loin le palais de Sintra à l’allure la plus mystérieuse et fascinante. Et avec l’ambiance brumeuse que nous avions ce jour-là, nous avons pu en prendre toute la mesure.

Le palais est entouré d’un jardin gigantesque que nous avons passé un long moment à arpenter. On y trouve des grottes, des fontaines et des fleurs et arbres magnifiques, toutes sortes de Folies (= éléments d’architecture construits dans le but de s’intégrer à un jardin) qui, dans le cas présent, portent bien leur nom. Tout ou presque est recouvert d’une mousse épaisse qui donne l’impression de se trouver dans un palais laissé à l’abandon (ce qui est loin d’être le cas) et ajoute à l’aura du lieu. Cette mousse omniprésente, recouvrant les pierres, l’eau des fontaines, les sentiers et la présence du brouillard ce jour-là, donnent l’impression d’un décor de cinéma fantastique ou d’horreur, hanté par quelque entité mystérieuse.

La carte permet de se rendre compte de la grandeur des jardins par rapport au Palais seul :

Carte de la Quinta da Regaleira.
Carte de la Quinta da Regaleira.
Le portail des Gardiens, dans le jardin du Palais, est l'une des Folies du domaine. Elle donne sur l'entrée d'une grotte conduisant au Puits Initiatique.
Le portail des Gardiens, dans le jardin du Palais, est l’une des Folies du domaine. Elle donne sur l’entrée d’une grotte conduisant au Puits Initiatique.
Le portail des Gardiens, dans le jardin du Palais, est l'une des Folies du domaine. Elle donne sur l'entrée d'une grotte conduisant au Puit Initiatique.
Le portail des Gardiens, dans le jardin du Palais, est l’une des Folies du domaine. Elle donne sur l’entrée d’une grotte conduisant au Puit Initiatique.

Histoire de la Quinta da Regaleira

Pourtant, le palais tel qu’on le connaît aujourd’hui n’est pas si ancien qu’il en a l’air. Si l’on trouve des traces d’une demeure construite à cet emplacement dès le XVIIème siècle (vers 1697), il faut attendre 1840 et le rachat par la Baronne de la Regaleira pour que la propriété devienne une élégante maison de vacances, composée d’une maison et d’une chapelle. C’est également à ce moment que le domaine acquiert son nom actuel.

Chapelle actuelle qui se trouve non loin du Palais, dans les jardins.
Chapelle actuelle qui se trouve non loin du Palais, dans les jardins.

Au XIXème siècle, Quinta da Regaleira voit se succéder d’autres propriétaires. C’est Carvalho Monteiro, aussi connu comme « Monteiro le Millionnaire » (Monteiro dos Milhões) qui reste le plus célèbre d’entre eux. L’homme, né à Rio de Janeiro et héritier d’une immense fortune qu’il va faire fructifier toute sa vie, va transformer sa demeure de Sintra avec l’aide du célèbre architecte portugais, Luigi Manini.

Les Folies de la Quinta da Regaleira et son style Manuélin

Au cœur des jardins se trouve la principale « attraction » du lieu : le puits initiatique (poço iniciático). Il s’agit d’une tour souterraine de 27 mètres de profondeur, composée d’un escalier en spirale. L’escalier est composé de neuf paliers qui, pense-t-on, sont une évocation des neuf cercles de l’Enfer, du Paradis et du Purgatoire, issus de la Divine Comédie de Dante. Cette Folie monumentale est en effet pleines d’associations ésotériques et alchimiques qui rendent le lieu encore plus intrigant qu’il ne l’est déjà de prime abord. Au fond du puits se trouve encastrée une rose des vents de marbre à huit pointes, disposée sur une croix des Templiers. Quant à la tour elle-même et son escalier, ils sont censés mener symboliquement de la terre, lieu de naissance et de mort, au Paradis.

Je peux vous assurer, en tout cas, que c’est très impressionnant !

On doit cette iconographie mystérieuse, qui ponctue l’ensemble du domaine de la Regaleira, à Carvalho Monteiro qui était un bibliophile et un collectionneur passionné. C’est sans doute aussi pour cette raison que les différents bâtiments qui composent l’ensemble, empruntent tant au style Manuélin. Un style architectural et artistique que ne pouvait ignorer un esthète tel que Monteiro et qui était représentatif du règne de Manuel 1er du Portugal, au XVème siècle. A l’époque, le pays était une immense puissance mondiale et son ouverture sur le monde donna lieu à un mélange des cultures tout-à-fait merveilleux.  Le style Manuélin emprunte au gothique flamboyant autant qu’à l’art mauresque, multipliant les motifs décoratifs liés aux grandes découvertes maritimes du pays (coquillages, coraux, vagues, poissons, ancres, instruments de navigations…). Ce style est particulièrement bien représenté à Belém, autre ville proche de Lisbonne que nous avons pu visiter : la tour de Belém mais également le Monastère des Hiéronymites sont des exemples d’époque du style Manuélin.

Petit détour par la Tour de Belém pour vous montrer à quoi peut ressembler le style Manuélin.
Petit détour par la Tour de Belém pour vous montrer à quoi peut ressembler le style Manuélin.
Partie du Monastère des Hiéronymites qui abrite le Musée de la Marine, que nous avons pu visiter et qui est une vraie petite merveille !
Partie du Monastère des Hiéronymites qui abrite le Musée de la Marine, que nous avons pu visiter et qui est une vraie petite merveille !

A suivre !

Pfiou ! Il me reste deux palais à vous faire découvrir dans la magnifique ville de Sintra alors on va faire une pause ici et se retrouver dans un second article. Je ne voudrais pas que vous vous essouffliez en cours de route !

Vous vous sentez prêts ? Le second article est ici et n’attend que vous ! Je vous emmène cette fois au palais de Pena et au palais de Sintra. Deux autres lieux ô combien magnifiques et, surtout, de vrais symboles de la ville. Et, sans vouloir vous spoiler : ils sont complètement différents de la Regaleira.

Vous pouvez aussi retrouver nos aventures lisboètes (nom des habitants de Lisbonne) sur mon compte Instagram. J’essaye de sélectionner mes photos préférées histoire de vous résumer un peu notre séjour. J’espère que mes prises de vues vous plairont. En tout cas, si vous aimez les fleurs et le street art, vous serez sans doute ravis ! Sinon… Sinon vous pouvez toujours laisser un commentaire sous cet article pour me faire plaisir !


Sources :

Fundação Cultursintra FP Quinta da Regaleira
Un sac sur e dos « L’énigme de Sintra : Quinta da Regaleira (attention spoilers !) »
Os Viajantes « Meet the Quinta da Regaleira, Sintra, Portugal »
Bonjour Lisbonne « Quinta da Regaleira à Sintra: le guide complet »
Jardins Merveilleux « Quinta da Regaleira – Sintra »
Wikipédia : Palais de la Regaleira
Wikipédia : Puits initiatique du palais de la Regaleira

Laissez-moi en faire toute une Cène !

Comme beaucoup d’étudiants en Art, j’ai eu l’incommensurable plaisir de travailler sur le thème du détournement (#ironie) de nombreuses fois. Cette pratique artistique est une des plus usitées à l’heure actuelle : tous les médias l’utilisent et une simple recherche sur la toile vous montrera à quel point faire preuve d’originalité en ce domaine relève du fantasme pur. En particulier parce que la pub s’est littéralement jetée sur le filon et que la pub est absolument partout et sans arrêt autour de nous…

Le détournement, qu’est-ce que c’est exactement ? Il s’agit d’un procédé artistique qui consiste à s’approprier une œuvre ou un objet et à l’utiliser pour un usage ou une représentation différents de l’usage ou la représentation d’origine. (Source: Glossaire des Arts Plastiques proposé par l’Académie de la Réunion, bien fourni, bien pratique).

Les exemples sont nombreux mais nous allons nous attarder sur un des exemples les plus récurrents de l’Histoire de l’Art avant d’en citer quelques autres : la Cène.

Vous connaissez forcément La Cène de Léonard de Vinci. Ne serait-ce que parce que vous avez lu le Da Vinci Code. S’il y a bien un tableau à la mode, en ce moment (et tout le temps, en fait, allez savoir pourquoi ! Le génie, sans doute), c’est bien celui-là. Détourné à toutes les sauces, on ne voit que lui sans même s’en rendre compte. Il faut dire que depuis sa réalisation (entre 1494 et 1498), ce tableau n’a eu de cesse d’être repris par les artistes parce que cette fresque, de nombreuses églises en ont très vite rêvé et les commandes de copies ont donc afflué.

Pause précision : Pour ceux qui l’ignoreraient, La Cène de Léonard de Vinci est bien une fresque, c’est-à-dire une peinture murale, et pas une toile ou une peinture sur bois comme cela est aussi courant. La dite fresque est d’ailleurs dans un assez triste état, à l’heure actuelle, comme en témoigne la photo ci-dessous. Car, non, la qualité désastreuse que vous pouvez observer là ne vient pas du cliché mais bel et bien de l’état réel de ce chef-d’œuvre de l’Histoire de l’Art qui, peu à peu, disparaît inexorablement (et ce, depuis sa création même !).

La Cène - Léonard de Vinci
La Cène – Léonard de Vinci
Fresque réalisée entre 1494 et 1498
4,60 × 8,80 mètres
Eglise Santa Maria delle Grazie de Milan (Italie)
Couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan
Vue extérieure du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan, dans le réfectoire duquel se trouve la fameuse fresque de Léonard de Vinci.

Le succès de la toile est tel que certains peintres réalisent alors des « presque-copies » de l’œuvre. Très vite, de nombreux peintres imposent aussi des visions à la fois très différentes et proches de cet instant clef de la Bible peint par le maître italien.

C’est pourquoi on peut dire que la Cène de Léonard de Vinci semble s’être immédiatement imposée comme la représentation la plus emblématique de cette scène biblique. Au point d’entrer presque instantanément après son achèvement dans l’imaginaire collectif (celui des artistes, en tout cas).

Il existe donc, déjà peu de temps après sa création, des dizaines de versions de la Cène, plus ou moins ressemblantes à l’originale de Léonard de Vinci. En voici quelques exemples :

La Cène, Marco d'Oggiono Copie, 1506 Copie de la Cène de Léonard de Vinci, vers 1506-1509, Musée national de la Renaissance, Château d'Ecouen en Région Parisienne, (France)
La Cène, Marco d’Oggiono
Copie, 1506
Copie de la Cène de Léonard de Vinci, vers 1506-1509, Musée national de la Renaissance, Château d’Ecouen en Région Parisienne, (France)

guillemet« Déposé par le musée du Louvre, ce tableau est l’une des toutes premières copies de la fameuse Cène de Léonard de Vinci, commandée à Milan dès 1506 à Marco d’Oggiono, l’un de ses meilleurs élèves, quelques années après l’achèvement de l’original par le maître au couvent de Sainte-Marie-des-Grâces à Milan (1498).
(…) Tandis que la peinture murale s’est dégradée de manière prématurée, Marco d’Oggiono a reproduit fidèlement toutes les caractéristiques de l’œuvre et de l’art de Léonard : une composition étudiée ; l’expression forte des visages et des physionomies, le mouvement des corps par les positions très variées des apôtres, les couleurs chatoyantes et enfin la multitude de détails apportés par l’artiste sur la table de banquet aujourd’hui presque intégralement disparu de l’originale sont autant de caractéristiques remarquables de cette œuvre d’exception. »

« Si elle en simplifie la perspective architecturale savamment calculée et la mise en lumière subtilement distribuée, on y retrouve cependant l’extraordinaire construction du premier plan, avec au-dessus de la longue table horizontale la répartition des apôtres en quatre groupes, de part et d’autre du Christ. »

Source : La Cène – Extraits de la notice explicative du Musée de la Renaissance, Château d’Ecouen (Val d’Oise)

Le repas chez Levi - Véronèse
Le repas chez Levi (ou Le banquet chez Levi) – Paolo Caliari, dit Paul Véronèse
1573
Huile sur toile, 555 × 1 310 cm
Gallerie dell’Accademia de Venise (Italie)

La version de Véronèse est l’une de celles que je préfère. Parce que, tout d’abord, elle a fait l’objet d’un procès, au moment de son élaboration. Tout de suite, on peut voir que la Cène, censée être l’objet principal de cette immense composition (plus de 13 mètres !), se trouve au deuxième plan, au fond bien qu’au centre, derrière d’épaisses colonnades. Véronèse a pris des libertés quant à l’histoire contée par la Bible puisque le riche décor dans lequel se passe la Cène n’a rien à voir avec l’auberge en Palestine décrite par le texte original (cela étant, le décor de Léonard de Vinci n’a pas non plus vraiment l’être d’être celui d’une auberge, mais ses raisons étaient différentes). On croirait presque regarder une immense scène de théâtre, grouillante d’intrigues diverses.

Véronèse n’acceptera pas de modifier son tableau malgré une condamnation du Saint-Office censée l’y contraindre. A la place, il acceptera seulement de lui donner un titre différent : La Cène devenant Le repas (ou le banquet) chez Levi (nom hébreux de Saint Matthieu), du nom d’un passage de l’Evangile selon Luc.

La Cène (copie)
La Cène (copie)
Italie, XVIe siècle, 133 x 77 cm,
Transposé sur toile,
Musée de l’Ermitage, St Petrsbourg (Russie)

Des sortes de « d’objets souvenirs » de l’époque, de plus petites copies de La Cène, plus facilement transportables, apparaissent également. Le Musée de l’Ermitage possède une de ces petites copies qui, je trouve, ressemble beaucoup à l’original de Léonard de Vinci. Il en existe cependant d’autres qui, elles, ressemblent davantage à d’autres copies comme celle de Marco d’Oggiono, l’élève de Vinci dont je vous ai parlé plus haut. Des copies qui copient des copies… Tout ça devient compliqué !

Quoi qu’il en soit, une seule de ces représentations est très clairement présente dans les esprits et c’est celle de Léonard de Vinci. C’est pourquoi, de nos jours, c’est elle qui est détournée sans cesse (logique, qui irait détourner une image que personne ne serait en mesure de reconnaître ? Aucun intérêt.. Aucune logique surtout, car on ne comprendrait pas qu’il y a détournement.).

Faisons quand même un rapide distinction entre copie, version et détournement : un détournement n’est pas une copie ou une autre version d’une autre. C’est une œuvre à part entière qui réutilise les codes d’une œuvre qui l’a précédée. Un artiste peut réaliser le détournement d’une œuvre pour plusieurs raisons : lui rendre hommage ou la parodier. Il peut aussi considérer que l’œuvre qu’il détourne lui permettra de faire passer un message. Dans le cas de la Cène, il peut s’agir d’évoquer le passage de la Bible représentée par l’oeuvre de De Vinci. De cette manière, on peut rapidement identifier : un repas, des gens autour d’une table, un personnage central important, un traitre… Comme tous ces éléments sont présents dans la Cène de De Vinci, on va naturellement les « chercher » dans les détournements de cette fresque. Cela permet de faire des parallèles.

Après avoir vu pas mal de copies et de versions de la Cène, passons donc aux véritables détournements de celle-ci.

La Dernière Cène (ou Le Sacrement de la dernière cène), Salvador Dali
La Dernière Cène (ou Le Sacrement de la dernière cène), Salvador Dali
1955, Huile sur toile
168,3 × 270 cm
Galerie nationale d’art de Washington (Etats-Unis)

Dans sa période mystique, hanté par le développement du nucléaire, Salvador Dali peint un détournement de la Cène. Le tableau est très étrange et pose beaucoup de questions dont les réponses résident bien souvent dans sa symbolique, comme cela est le cas dans la plupart des œuvres de l’artiste espagnol. Mais il est surtout très moderne. Le décor est tel qu’il donne l’impression de se dérouler dans une sorte de futur très lointain, de ceux que la science-fiction peut décrire.  Quant au Christ à moitié translucide (on distingue la barque de l’arrière plan à travers son corps), je trouve qu’il a tout d’un hologramme à la Star Trek. En fait, l’ensemble ne me paraît pas si éloigné du détournement façon Star Wars que nous verrons plus après dans cet article.

Inutile, d’ailleurs, d’être nécessairement occidental et/ou d’un pays historiquement chrétien pour avoir été marqué par l’aura de La Cène de Vinci. Ainsi, l’artiste chinois Zeng Fanzhi a, lui, détourné cette toile de façon clairement politique : dans son tableau, le Christ et ses apôtres sont de jeunes recrues du Parti Communiste Chinois et ce sont des morceaux de pastèques qui se trouvent sur la table du célèbre repas biblique.

Il faut d’ailleurs savoir qu’en 2013, ce tableau établit « un record aux enchères Sotheby’s à Hong Kong en trouvant acquéreur (qui a souhaité rester anonyme) pour 23,8 millions de $ – soit le tableau le plus cher de l’histoire par un artiste asiatique contemporain vendu aux enchères. » (Source) Puis, jusqu’en février 2014, l’artiste a droit à sa première rétrospective en France au Musée d’Art Moderne de Paris.

La Cène, Zeng Fanzhi
La Cène, Zeng Fanzhi
2001, 4m x 2,2m

Vous montrer tous les détournements de cette fresque que j’ai pu trouver serait trop long alors voici celles qui ont retenu mon attention :

Affiche de Marithé et François Girbaud, interdite en 2005
Affiche de Marithé et François Girbaud, interdite en 2005.

Véronèse n’est pas le seul artiste a avoir déclencher des réactions hostiles avec sa version de la Cène (comme quoi, il y a des choses immuables, en ce bas monde). Cette publicité des créateurs de mode Marithé et François Girbaud a été interdite et condamnée par la Conférence des Evêques de France. Elle aurait, semble-t-il, porté atteinte à la foi des catholiques. On peut s’interroger sur les raisons de cette plainte : est-ce parce qu’il s’agit d’une publicité ? Une publicité de mode, qui plus est ? Est-ce parce qu’il s’agit uniquement de femmes aux places normalement réservées au Christ et à ses apôtres ? Ou est-ce parce qu’un homme apparaît dénudé ?

Ici, comme vous pouvez le voir, les apôtres ne sont plus des hommes mais des femmes. Des femmes bien actuelles qui respectent la gestuelle des personnages du tableau de Léonard de Vinci. Le couple de stylistes ne fait pourtant rien de bien novateur en soi puisque des photographes, bien avant eux, auront l’idée de remplacer les apôtres par des jeunes à casquette ou des dragqueens. En faire des femmes est donc loin d’être l’idée la plus farfelue ou la plus choquante. D’autant que les symboles glissés çà et là dans la photographie montrent que le fond a été fouillé ; le triple-pied (à gauche), symbole de la Sainte Trinité, le pain sur la table, la colombe (à droite) symbole de paix… Au final, on a du mal à comprendre ce qui a pu provoquer une telle réaction de la part de l’Eglise. Le juge en charge de l’affaire aurait déclaré à l’époque que cette affiche représentait « un acte d’intrusion agressive et gratuite dans le tréfonds des croyances intimes ». Rien que ça !

A mon sens, l’artiste peintre et caricaturiste Michel Achard tape plus fort dans le style « intrusion agressive et gratuite dans les tréfonds des croyances intimes ». Avec sa version Rock’n’Roll de la Cène où Jésus et ses apôtres deviennent des stars du rock difformes et assez monstrueuses. On reconnaît, entre autres, Iggy PopMick Jagger (en Christ, d’ailleurs), un Elvis Presley à la looongue tête ou encore Freddy Mercury en extraterrestre de Mars Attack (oui, oui, le film de Tim Burton).  Bref, c’est Rock’n’Roll, c’est Pop, c’est bien !

Michel Achard - La Cène version Rock'n'Roll
Michel Achard – La Cène version Rock’n’Roll

Et puis, dans le genre, est-ce qu’il n’est pas plus « choquant » de voir les personnages de la Cène devenir des rats, pour les besoins d’une publicité pour un raticide ? (Encore que, graphiquement, c’est pas mal fait, je trouve. Pas sûre que ça donne très envie de tuer ces pauvres rats, par contre.)

Les rats, publicité pour le raticide Mortein (agence Euro RSCG de Santiago du Chili)
Les rats, publicité pour le raticide Mortein (agence Euro RSCG de Santiago du Chili)

Mais tout n’est pas que campagne publicité choc, rassurez-vous ! Le cinéma aussi est inspiré par la Cène de Vinci (à moins que ça ne soit le contraire ?) Il s’agit alors d’oeuvres doublement détournées (après les copies de copies de tout à l’heure…) : la fresque originelle est détournée mais le film (ses personnages, son univers…) est également détourné afin de coller à la peinture.

Eric Deschamps, Star Wars Last Supper, 2005
Eric Deschamps, Star Wars Last Supper, 2005

Prenons comme premier exemple un travail d’Eric Deschamps portant sur la saga Star Wars, et loin d’être dénué d’intérêt. En effet, les films de George Lucas ne cessent de multiplier les références religieuses (sans trop m’étendre, toutes les histoires sur la Force, par exemple, sont quand même vachement connotées) et il paraît presque logique de faire le parallèle avec le tableau de Léonard de Vinci ; quand deux piliers de notre culture (certains diront que Star Wars n’a rien à voir avec la culture et ni même avec l’art, mais je ne suis pas du genre à crier « Au diable la sous-culture ! » puisque je ne crois pas en cette dite « sous-culture ») se rencontrent, quand leurs codes se mélangent… ça fonctionne quand même diablement bien.

Pour information, Eric Deschamps a notamment travaillé pour Blizzard Entertainment (entre autres développeurs de World of Warcraft) et Activision (développeurs, eux, de la série de jeux Call of Duty). Autant vous dire que le monsieur connaît bien la culture geek (et est probablement un geek lui-même) et la culture pop. Cela démontre surtout à quel point la peinture de Léonard de Vinci est devenue incroyablement populaire, dépassant largement de seul cadre de l’Art et de son Histoire.

La Cene version The Big Lebowski
La Cene version The Big Lebowski

La Cène a même droit à sa version The Big Lebowski. De là à dire qu’il y a un message derrière tout cela… Je vous laisse seuls juges. Mais je sais que certains ont trouver leur Bible en ce film alors je leur kassdédi l’apparition de cette création dans mon article ;)

Côté cinéma, la Cène apparaît également dans les films 99 francs ou encore Watchmen (mes films préférés… #ironie²) et même comme affiche de The Expandables 2… Allez, je vous la mets pour le plaisir :

La Cene version The Expendables 2
La Cene version The Expendables 2

Mais les séries télévisées, en particulier américaines, ne sont pas en reste, loin de là ! Chacun veut sa Cène. C’est presque un passage obligé. Ah ça ! Ils l’aiment, ce tableau ! Battle Star Gallactica, Lost, Dr House mais aussi les Simpsons ou encore South Park… God bless America ! Jugez plutôt :

La Cene version Dr House
La Cene version Dr House (2008)

Je trouve que c’est avec la série Dr House que le détournement fonctionne le plus correctement d’un point de vue sémantique. Bah oui, dans le genre syndrome de dieu, le toubib le plus caustique de la télévision s’en sort quand même pas mal ! Pourtant, c’est aussi un des détournements que j’ai pu vous montrer où la Cène est la plus suggérée par rapport à l’originale, je trouve. Celle réalisée à partir de Battlestar Galactica me semble plus fidèle, dans l’idée.

La Cène version Battlestar Galactica
La Cène version Battlestar Galactica. (2008)
La Cène version Lost
La Cène version Lost.

De plus, là encore comme pour le cinéma, ce sont aussi certains fans qui produisent des reproductions de la Cène aux couleurs de leur série préférée. Par exemple, l’artiste indonésienne Sheila avec sa version dessinée de Game of Thrones.

La Cène version Game of Thrones
La Cène version Game of Thrones par Sheila, fan et artiste indonésienne

Voici comment une image du XVe siècle est devenue une image emblématique de notre civilisation. Encore une fois, ce cher De Vinci aura réussi à faire fort, jusqu’à inspirer les pubs du XXIème siècle…

D’ailleurs, la Cène n’est pas le seul de ses chefs-d’œuvre a être régulièrement détourné par les artistes ou les médias ; la Joconde, elle non plus, n’est pas en reste et pourrait avoir son propre article dédié, dans le même genre que celui-ci. De même que La Dame à l’Hermine. D’ailleurs, La Cène a été (et est toujours) tellement de fois détournée, revisitée, transformée qu’un site entier est nécessaire pour répertorier toutes ces créations dérivées. N’hésitez pas à aller y jeter un oeil, ne serait-ce que pour voir d’autres représentations : http://www.lacene.fr/

Enfin, je vous laisse sur cette série d’oeuvres diverses qui vous permettra de mieux comprendre qu’un détournement est également possible avec des objets et qu’il s’agit d’un procédé artistique utilisé non seulement par les arts plastiques mais aussi par les arts appliqués. Le but du détournement peut être multiple : modifier le sens de l’objet ou de l’image détournée, changer son usage premier (par exemple, en le rendant inutilisable ou en l’utilisant pour en faire autre chose que ce pour quoi il a été créé), changer son statut (d’objet du quotidien, le faire devenir œuvre d’art, par exemple), etc.


Sources :
http://www.catho-bruxelles.be/Une-derniere-scene.html
http://www.macultureconfiture.com/2010/01/16/la-cene-dhier-a-aujourdhui/
http://art-figuration.blogspot.fr/2013/11/une-copie-de-la-derniere-cene-de.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/La_C%C3%A8ne_%28L%C3%A9onard_de_Vinci%29
http://blog.e-artplastic.net/index.php?


N’oubliez pas de laisser un petit commentaire avant de partir ;) (que l’article vous ait plu ou pas !)
C’est par ici !

500 ans de portraits de femmes dans l’art occidental


Visionner sur Youtube | Version HD sur Vimeo

Ca n’est pas la première fois que je vous parle d’une vidéo mettant en scène de nombreuses grandes œuvres de l’art occidental de façon originale. C’était déjà le cas dans l’article où je vous parlais de peintures de grands maîtres qui semblaient prendre vie.

Un peu plus ancienne (2007), la vidéo que je tiens à vous présenter aujourd’hui n’en est pas moins surprenante et tout à fait fascinante à regarder. Elle met en scène uniquement des portraits de femmes. Cinq cents, pour être exacte. Qui datent de la seconde moitié du XIIe siècle à 1946.

A travers un procédé de morphing, les visages se succèdent avec une fluidité étonnante. On se rend alors compte de la ressemblance entre certains visages, mais aussi de l’évolution des modes et, par conséquent, des critères de beauté. La belle femme du Moyen-Age n’est pas celle de la Renaissance qui n’est pas celle du début du XXe siècle. Et pourtant, à les voir ainsi se succéder, tous ces portraits ont quelque chose d’ensorcelant ; ces femmes, malgré leurs différences qui ne sont finalement que détails, ne semblent finalement former qu’une seule et même entité. Comme un modèle immuable, une muse éternelle. La Femme avec un fuckin’ grand F. (évitez de répéter plusieurs fois de suite cette phrase à haute voix)

Loin de moi l’idée de faire de cet article un plaidoyer en faveur de la féminité et plus encore de bercer dans le féminisme (pas trop mon genre, je dois bien l’admettre) mais c’est pourtant bien la Femme, qui qu’elle soit, quels que soient ses défauts ou ses qualités, ses origines, son rang,… dont cette vidéo trace le portrait, à mon sens.

Je tenais seulement à exprimer ici à quel point je trouve assez remarquable de voir comme ces oeuvres se dressent au-dessus de leurs particularités (qui font également leur beauté propre !) pour ne former plus qu’une. Cette vidéo est finalement une œuvre, elle aussi, en réussissant à mettre ainsi bout à bout toutes ces peintures.

Une oeuvre qui est celle de Philip Scott Johnson (dont vous pouvez découvrir d’autres vidéos sur Youtube, notamment) qui a usé du logiciel Abrosoft Fantamorph pour parvenir à ses fins.

Vous pourrez trouver ici la liste de l’ensemble des oeuvres apparaissant dans la vidéo : http://www.maysstuff.com/womenid.htm
Voici aussi celles que je préfère :

Visite de l’atelier d’un peintre : Abel de Pujol

Me voilà de retour de vacances !

Des vacances presque studieuses, si je puis dire, car elles ont été l’occasion de visiter un petit nombre d’expositions toutes plus remarquables les unes que les autres (j’en profite d’ailleurs pour dire merci aux trois mecs, père, frère et fils/chéri, qui m’accompagnaient et qui ont eu la patience de me faire découvrir et de m’accompagner dans ces musées et expos car je sais que ça n’est pas toujours facile de se coltiner une étudiante en arts dans ce genre d’endroits o/).

Et j’espère bien vous faire un petit compte rendu de certaines œuvres que j’ai pu voir dans mes prochains articles !

Mais pour reprendre tranquillement mes marques, je vous propose d’abord un article sur une de mes peintures favorites :

Adrienne Grandpierre, L’atelier d’Abel de Pujol
Adrienne Grandpierre, L’atelier d’Abel de Pujol
1836
Huile sur toile
135 x 98 cm
Valenciennes, musée des Beaux-Arts

Ce tableau de 1836 d’Adrienne Grandpierre représente l’atelier d’Abel de Pujol dont elle est alors encore l’élève (Mademoiselle Grandpierre épousera son professeur 20 ans plus tard, il s’agira pour lui d’un second mariage).
C’est une oeuvre qui se trouve actuellement au musée des Beaux Arts de Valenciennes (et pour cause, puisqu’Abel de Pujol est un des grands artistes valenciennois) et elle est importante pour moi car j’ai eu pour elle un véritable coup de coeur la première fois que je l’ai vue.

Pour la petite histoire, à l’époque, je suis en Seconde et comme tous les élèves de mon lycée valenciennois, je me dois de visiter le musée puisqu’il se trouve de l’autre côté de la rue. Tombant nez à nez avec cette toile, je reste longtemps devant, sans pouvoir en détacher les yeux, car j’ai l’impression d’être projetée à l’intérieur.

La perspective est ici faite de telle sorte qu’elle donne l’impression de pouvoir entrer dans le tableau. C’est le cas pour beaucoup d’autres œuvres mais, ici, j’ai vraiment ressenti cet effet de façon surprenante. C’était la première fois que je constatais ça. De plus, je n’avais encore jamais vu, à ce moment-là, de tableau représentant un atelier d’artiste.

Je crois que c’est ce tableau qui m’a donné envie de me remettre sérieusement au dessin et à la peinture, activités que j’avais complètement abandonnées à ce moment-là.

Bref, j’ai été fascinée par cette toile et j’apprécie encore aujourd’hui de la voir quand je m’aventure de nouveau dans ce musée. Malheureusement, la photographie ne lui rend pas suffisamment justice.

Adrienne Grandpierre, L’atelier d’Abel de Pujol
Adrienne Grandpierre, L’atelier d’Abel de Pujol (détail)
1836
Huile sur toile
135 x 98 cm
Valenciennes, musée des Beaux-Arts

Cette oeuvre est remarquable car elle foisonne de détails. Elle permet d’entrer dans ce que pouvait être un atelier d’artiste à cette époque mais montre aussi qu’Adrienne Grandpierre devait être particulièrement admirative du travail de son maître.

Ainsi, sur le mur du fond, on peut apercevoir un grand nombre de toiles. Des toiles qui ont véritablement été peintes par Abel de Pujol et qu’il est possible de reconnaître dans cette oeuvre d’Adrienne Grandpierre. Par exemple, L’apothéose de Saint Roch, placée juste au-dessus de la porte, est clairement identifiable. Il s’agit d’une esquisse pour la voûte de la chapelle Saint-Roch (église Saint-Sulpice, Paris), elle aussi exposée au musée des Beaux Arts de Valenciennes.

Le tableau intitulé La Renaissance des Arts, esquisse préparatoire du plafond réalisé en 1819 pour l’ancien escalier du musée du Louvre, est également représenté près de la tête de la jeune femme étant en train de poser.

Ces deux tableaux témoignent de l’importance que pouvait avoir Abel de Pujol à cette époque puisque des projets d’envergure lui étaient confiés.

Un portrait du père de l’artiste (qui, pourtant, ne l’a jamais reconnu) est également visible, à gauche de l’œuvre. Il s’agit Alexandre Denis de Pujol de Mortry, prévôt de Valenciennes et fondateur de l’académie des Beaux-Arts de la ville.

Adrienne Grandpierre, L’atelier d’Abel de Pujol
Détail des peintures d’Abel de Pujol représentées en arrière plan de l’oeuvre d’Adrienne Grandpierre.

Cette peinture nous permet également de voir comment un atelier d’artiste pouvait être aménagé à l’époque. On constate, d’abord, qu’une (ou plusieurs) larges fenêtres (1), le plus souvent orientées vers le nord, permettai(en)t aux artistes de peindre sous une lumière idéale. Ici, un grand rideau rouge permettait probablement de réguler la source lumineuse en fonction des besoins du peintre.

De plus, comme les artistes avaient besoin de grands espaces ouverts et lumineux, un bon chauffage était une nécessité. Il se devait de ne pas être salissant ou trop encombrant. C’est pourquoi de nombreux peintres adoptèrent le poêle (2).

guillemet« Chauffer une maison, c’est chauffer l’air qui s’y trouve. A cet égard, la cheminée n’est pas très efficace. Le poêle, qui enferme le foyer dans un réceptacle de métal rayonnant constitue un progrès notable. Les artistes ne s’y sont pas trompés, eux qui travaillent dans de grands volumes, éclairés par de grandes verrières orientées au Nord. Et puis il fallait bien réchauffer les modèles ! »

(source: Musée Historique Environnement Urbain, Le mheu : « Chauffer l’atelier de l’artiste »)

Enfin, on constate la présence, à droite du tableau, d’une statue, de bustes mais aussi d’armes (3) qui, probablement, servaient de modèle à Abel de Pujol. Ce dernier était en effet un peintre d’histoire, c’est-à-dire qu’il peignait des scènes historiques ou mythologiques. Or, l’inspiration, les artistes de cette période la puisait essentiellement dans l’Antiquité, d’où la présence de ces objets.

Une inspiration telle qu’elle vaudra à l’art de l’époque le surnom péjoratif « d’art pompier ». Certains disent que c’est la profusion des représentations de personnages coiffés de casque antique, à cette période, qui donna l’idée de cette expression. Ces casques ressemblaient, en effet, à ceux portés par les pompiers de l’époque. Durant une bonne partie du XXe siècle, les critiques continueront à désigner cette période artistique sous ce terme afin de pointer du doigt ce qui était alors considéré comme un art de mauvais goût. Il faudra attendre les années 70 pour que cette opinion évolue.

guillemet« L’origine de ce terme est mystérieuse : il dérive tantôt des personnages des tableaux de David, qui ressemblent aux sapeurs-pompiers des années 1830, tantôt du caractère arrogant, pompeux des toiles de l’époque. »

(source: L’art pompier, un art officiel)

Adrienne Grandpierre, L’atelier d’Abel de Pujol
Observation de l’organisation d’un atelier d’artiste dans la peinture d’Adrienne Grandpierre.

En tout cas, ce tableau de l’atelier d’Abel de Pujol, sélectionné par le jury du Salon des Artistes français, permettra à Adrienne Grandpierre d’y exposer pour la première fois. L’artiste réalisera d’ailleurs une autre vue de l’atelier de son maître (un peu plus de dix ans avant celle dont je vous parlais jusqu’ici, voir ci-dessous), nous permettant de voir que de nombreuses jeunes femmes venaient y prendre des cours de dessin ou de peinture, et probablement aussi poser.

Pour l’anecdote, nous savons d’ailleurs que cet atelier se situait 13, rue de la Grange-aux-belles – l’actuelle section de la rue de Lancry entre le canal Saint-Martin et le boulevard de Magenta à Paris (source: article de Dominique Delord). Une « grange-aux-belles » qui portait bien son nom, semble-t-il, à en juger par l’élégance des femmes qui y prenaient des cours, témoignant du statu important de l’artiste. Notons d’ailleurs qu’Abel de Pujol fut l’élève de Jacque-Louis David, chef de file de l’École néoclassique (le fameux « art pompier » dont je vous parlais plus avant).

guillemet« Son premier tableau « Philopoemen reconnu tandis qu’il fend du bois dans la cuisine d’un ami qui l’a invité à diner », fut si admiré par David, que celui-ci l’admit dans son atelier. (…) Abel de Pujol obtint toutes les récompenses, toutes les dignités dont peuvent bénéficier les artistes. »

(source: Musée Midi-Pyrénées)

Adrienne Grandpierre, L’atelier d’Abel de Pujol
Adrienne Grandpierre, L’atelier d’Abel de Pujol
1822
Huile sur toile
Paris, Musée Marmottan Monet

Sources :
Notice de l’Intérieur de l’atelier d’Abel de Pujol (Joconde, Portail des collections des musées de France)
GRANDPIERRE Adrienne et Abel de Pujol (1785 – 1861)
Atelier d’Abel Pujol ou Intérieur d’un atelier de peinture d’Adrienne Marie Louise Grandpierre-Deverzy
L’Atelier d’Abel de Pujol (Musée historique environnement urbain)
Chauffer l’atelier de l’artiste
La ligne souple. Dessins d’Abel de Pujol.
L’art pompier, un art officiel

Le Diable et la Mort : petit tour d’horizon dans l’art

Rah ! Horreur et damnation !

Cela fait des semaines que je le cherche et qu’on m’aide à le chercher (merci d’ailleurs <3) : un livre ! Un fichu livre ! Le catalogue de l’exposition L’Ange du Bizarre – Le Romantisme noir de Goya à Max Ernst. Mais impossible : il n’est plus édité, il n’est plus disponible nulle part… Seule possibilité restante ? Emprunter de l’argent à mon compte épargne pour espérer l’acheter à tous ces gens qui osent le revendre à plus de 120€ (à beaucoup plus parfois, même !).

Non, mais, vraiment ! Ces gens n’ont-ils aucune pitié pour les étudiants en arts qui galèrent déjà à acheter leur pain ?

D’accord, d’accord ! Causette se tait mais Causette trouvera son livre, quoi qu’il arrive ! Non mais.

Hum ? Pourquoi ce bouquin m’intéresse autant, vous vous demandez ? Déjà parce que je n’ai pas eu la chance de voir cette exposition et que la prise de photos y avait été interdite (merci Musée d’Orsay de penser à nous, non parisiens qui aimeraient avoir accès à la culture ! Vous pouviez pas éditer un peu plus votre catalogue, du coup ? Non mais j’vous jure…). Bref, il ne reste donc que peu de traces de cette exposition (merci aux fraudeurs courageux qui ont quand même pris quelques photos et ont aussi et surtout fait de très bons comptes rendus de leur visite, je pense notamment à cet article de Cagliostro : L’ange du bizarre, le romantisme noir au musée d’Orsay) et ces traces j’en ai fortement besoin pour l’écriture de mon mémoire de deuxième année de master.

Pour le moment, je devrais donc me contenter du hors-série Beaux Arts qui, fort heureusement, n’a pas été loupé, loin de là.

 

Couverture du hors-série Beaux Arts Magazine - L'Ange du Bizarre, Le Romantisme Noir de Goya à Max Ernst
Couverture du hors-série Beaux Arts Magazine – L’Ange du Bizarre, Le Romantisme Noir de Goya à Max Ernst

 

En fait, j’aime m’intéresser à ce que l’un de mes professeurs (que j’admirais beaucoup !) appelait « les figures du désordre ». Elles sont nombreuses et elles font partie de nos vies ; elles peuplent nos histoires, nos mythes et légendes, et elles évoluent avec leur temps. Cette exposition mettait en scène énormément d’œuvres faisant référence à ces monstres et créatures qui nous effraient et nous fascinent à la fois.

Cet intérêt pour ces figures du désordre, je l’ai déjà un peu exprimé dans mon mémoire de première année. J’ai eu l’occasion de tracer la chronologie du robot : si l’on fait le rapprochement entre les histoires parlant du Golem d’argile (un personnage essentiellement issu de la religion juive), nous pouvons en déduire que le Golem est un des ancêtres du robot (mais de façon uniquement « imaginaire » puisque le robot à l’apparence d’homme, lui, commence à être vraiment construit).

Or, c’est très probablement parce que le robot a de profonds liens avec des figures du désordre comme le Golem, que nous nous intéressons si fortement à lui : la science-fiction adore parler des robots et nous adorons nous faire peur devant des Terminator et autres I-Robot ! Mais cela est d’autant plus intéressant que nous pourrions un jour parvenir à véritablement créer cette chose de métal dont nous imaginons déjà qu’elle pourrait être aussi révolutionnaire pour nos vies qu’incroyablement destructrice.

Ainsi, alors que tous nos monstres et créatures du passé n’étaient et ne restaient que des êtres fictifs, nous nous confrontons aujourd’hui à une réalité qui, même si elle est encore loin de la science-fiction, est ô combien intéressante : nous sommes à un croisement entre rêve et réalité. Un croisement rendu possible grâce à l’entremêlement des sciences et des arts. Pour faire simple, nous serons peut-être capables, un jour, de créer pour de vrai et pour la première fois une véritable figure du désordre !

Mais comme je vous le disais, les figures du désordre sont nombreuses. Soyons plus clair : une figure du désordre est un personnage (mais ça peut également être une chose, un objet, ou un évènement) fictif qui, comme son nom l’indique, crée le chaos. Cela ne veut pas dire que cette chose fiche le souk ! Non, évidemment. Cela veut plutôt dire qu’elle sort de l’ordinaire, qu’elle sort de « l’ordre » établi.

(chaos ou kaos = désordre en grec)

Ces personnages n’existant pas réellement, nous pouvons les considérer comme des symboles : ils nous permettent de mettre une image sur nos peurs et cela nous permet de mieux les visualiser et, donc, de les apprivoiser.

Allez, je vous en montre un peu plus et je vous explique ! Vous me suivez ? Let’s go !

 

Hieronymus Bosch - La mort de l'avare 1490
Hieronymus Bosch – La mort de l’avare
1490

 

Prenons l’exemple de ce tableau de Hieronymus Bosch, intitulé La mort de l’avare : on y voit un homme sur son lit de mort. Un ange tente d’attirer son attention vers un crucifix nimbé de lumière mais l’homme est plus intéressé par un démon qui lui tend un sac qu’on imagine rempli d’argent. La mort, sous la forme d’un squelette pointant une flèche en direction de l’homme, est déjà à l’entrée de sa chambre. Il est trop tard pour qu’il puisse se défaire de ses péchés.

Évidemment, cette scène est complètement surréaliste. Elle est imaginaire. Les créatures que sont la Faucheuse, les démons ou encore l’ange sont des symboles destinés à nous expliquer ce qui se passe dans cette scène : l’homme était avare et il le sera jusqu’à sa mort. Or, l’avarice est un des sept péchés capitaux, c’est pourquoi c’est le démon qui tente l’homme alors que l’ange, lui, essaye de le guider vers la voie de la lumière. Dans ce tableau religieux, l’artiste tente de montrer le bien, le mal et la mort qui, de toute façon, fauchera l’homme quel que soit son choix de vie.

guillemet« Ce tableau est inspiré d’un livre de prière du 15e siècle intitulé: Ars Moriendi (L’art de mourir). Ce manuel était un guide pratique sur la façon de mourir. Il comprenait onze scènes: les cinq premières étaient les tentations du démon, invitant le mourant à l’impiété, au désespoir, à l’impatience, à la vanité et à l’avarice. Les cinq suivantes étaient les inspirations de l’ange: la foi, l’espoir, la patience, l’humilité et la générosité. Dans la dernière scène l’ange reconduisait l’âme au ciel, alors qu’en Enfer les hurlements de rage des démons se faisaient entendre. Dans cette oeuvre de Bosch, par contre, l’issue du combat demeure incertaine. »
(source: La mort dans l’art)

L’exposition L’Ange du Bizarre qui s’est terminée en juin 2013 permettait de voir que de nombreux artistes ont cherché à représenter les monstres, les peurs, les ombres. Chacun avait ses raisons : croyances, craintes personnelles, fascination… Mais aussi parce que cet univers foisonnant permet de laisser totalement libre cours à l’imagination. Ce qui, pour un artiste, peut être une véritable libération.

 

Carlos Schwabe, La mort du fossoyeur
Carlos Schwabe – La mort du fossoyeur
The Death of the Gravedigger
Graverens død
Aquarelle et gouache sur esquisse à la mine de plomb sur papier. 75 x 55,5 cm. Musée du Louvre, Paris

 

En couverture du catalogue de l’exposition L’Ange du Bizarre, c’est la partie haute de la la peinture de Carlos Schwabe, La mort du fossoyeur, qui apparaît. Un choix qui illustre à merveille le nom de l’exposition : « l’Ange du Bizarre » est ici l’Ange de la Mort. « Bizarre » car cet ange que nous craignons tous et dont l’apparition symbolise notre fin est ici représenté sous la forme d’une belle femme. La Faucheuse, pourtant, est souvent représentée, encore aujourd’hui, comme portant un long manteau noir, une faux à la main (voir, par exemple, la gravure ci-dessous). Dans certaines représentation plus anciennes, il arrive que la Faucheuse soit un squelette (c’est le cas dans la peinture de Hieronymus Bosch, que nous avons vue plus haut). Et cela n’est guère réjouissant, il faut bien l’avouer. Cela est même plutôt effrayant !

Alors, pourquoi Carlos Schwabe a-t-il choisi de représenter la Faucheuse sous une forme si surprenante ?

C’est parce qu’une figure du désordre peut avoir plusieurs formes et, donc, plusieurs sens selon la façon dont elle est représentée ou le contexte dans lequel elle apparaît.

 

Alfred Rethel - La Mort comme amie, Gravure de 1851 Une des rares représentation de la mort comme amie du mourant. Ici, le sonneur de cloches va mourir alors la Faucheuse se charge de son travail à sa place, probablement avant de l'emporter. Son visage cadavérique laisse entrevoir qu'elle semble triste.
Alfred Rethel – La Mort comme amie, Gravure de 1851
Une des rares représentation de la mort comme amie du mourant. Ici, le sonneur de cloches va mourir alors la Faucheuse se charge de son travail à sa place, probablement avant de l’emporter. Son visage cadavérique laisse entrevoir qu’elle semble triste.

 

L’Ange de Carlos Schwabe ne ressemble pas du tout à ce que nous imaginons de la Faucheuse.

Le fait de représenter la Faucheuse comme un ange aux ailes noires et surtout comme une gracieuse jeune femme est donc intéressant. Tout d’abord, nous pouvons en déduire que l’artiste ne devait pas considérer la mort comme quelque chose d’effrayant mais comme un accomplissement (l’ange tient une flamme verte dans la main. Le vert est la couleur de l’éternité et de la régénération) et quelque chose de paisible bien qu’incontournable (on voit que le visage de l’ange est serein mais déterminé et que l’homme dans la tombe est, certes, surpris par l’apparition mais aussi plutôt séduit, obnubilé).

C’est la femme de l’artiste qui sert ici de modèle à l’Ange noir. La séduction entre en ligne de compte : Carlos Schwabe démontre ici que derrière notre peur, nous ne pouvons nous empêcher d’être fascinés par les créatures imaginaires, censées hanter nos nuits et nos ruelles sombres. Carlos Schwabe, en représentant ainsi la Mort, devait lui aussi lui trouver quelque chose d’attirant.

 

Marianne Stokes - La jeune fille et la mort, 1900 Source image : L'art magique
Marianne Stokes – La jeune fille et la mort, 1900
Source image : L’art magique

 

Un ange noir et féminin, c’est également ce que met en scène la peinture de Marianne Stokes intitulée La Jeune fille et la Mort. La ressemblance entre les deux personnages qui ont le rôle de faucheuse est assez étonnant. La seule différence notable réside dans la coiffe des deux femmes : chez Carlos Schwabe, la tresse tombante sur le front de son ange est une référence à la mode du Moyen-Age. Chez Marianne Stokes, l’ange est voilé (une tenue qui, à mes yeux, ressemble un peu à celle d’une nonne ou, en tout cas, d’une religieuse) et c’est surtout la finesse des traits du visage qui nous permet de croire qu’il s’agit d’une femme. C’est, en tout cas, un être très androgyne, au teint laiteux et qui semble résigné à sa tâche. Une vie de plus, une vie de moins, quelle différence, au fond ? Il effectue sa tâche encore et encore. Cela est inscrit sur son visage.

Ce tableau offre une version moins séduisante de la mort. Il montre davantage le côté immuable de cet évènement qui survient dans la vie de tous, un jour où l’autre. Notons que la main levée de la Faucheuse se veut apaisante pour la jeune fille. Elle va mourir dans son sommeil : certains diraient qu’il s’agit d’une « belle mort ».

Les représentations de la Mort en compagnie de jeune fille est un thème récurrent dans l’art. Il date de l’Antiquité où, déjà, chez les Grecs, Perséphone était enlevée par Hadès, dieu des Enfers. Etablir un lien entre une jeune fille et la Mort, c’est une façon de démontrer que l’amour et la mort sont proches l’un de l’autre (nous parlons alors de collision entre Éros, dieu de l’amour et, donc, de la vie, et Thanatos, dieu de la mort).

guillemet« Eros et Thanatos, dieux grecs, forment un bien étrange couple. Contraires ou complémentaires ? La psychanalyse les a réunis au dix-neuvième siècle. L’art en a fait ses deux thèmes centraux, parce qu’ils sont probablement les deux grands tabous de l’humanité. »
(Source: Art Mémoires)

 

Joan Fontbernat Paituví (Jaume Barba, signature de l'atelier) - Le baiser de la mort (Beso de la muerte) 1930 Marbre Cimetière de Barcelone, Espagne
Joan Fontbernat Paituví (Jaume Barba, signature de l’atelier) – Le baiser de la mort (Beso de la muerte)
1930
Marbre
Cimetière de Barcelone, Espagne

 

Dans cette autre représentation de la mort, se trouvant dans le cimetière de Poblenou à Barcelone, nous pouvons voir un étrange mélange entre le tableau de Carlos Schwabe et les représentations plus courantes de la Mort : un squelette aux ailes d’ange embrasse un homme qui, probablement, va passer de vie à trépas.

Pour l’anecdote, cette sculpture est une des plus célèbres du cimetière et des gens visitent d’ailleurs ce lieu pour la voir. D’autant plus que ce lieu de repos éternel regorge d’autres créations magnifiques dans ce genre !

Mais la Mort (ou la Faucheuse) n’est pas la seule figure du désordre célèbre. Nous avons pu voir, par exemple, que les démons dans la peinture de Hieronymus Bosch sont aussi des figures du désordre, de même que les anges ou le Golem dont je vous parlais tout au début : ce sont des créatures d’un autre monde – le monde imaginaire – qui nous permettent de symboliser nos émotions. Et cela même si, par exemple, les démons représentent le Mal (ils sont sous la houlette du Diable, de Satan, de Lucifer) tandis que les anges représentent davantage le Bien (sous les ordres de Dieu).

(Notons quand même que la distinction Bien/Mal a tendance à s’étioler dans nos récits contemporains, par exemple dans des séries comme Supernatural.)

Mais, me direz-vous, tout ceci est peut-être un peu trop religieux ! Rassurez-vous (si je puis dire), il ne s’agit pas des seules figures du désordre, loin de là ! Seulement, il faut bien l’avouer, les figures du désordre ont toutes plus ou moins un lien avec une religion (mon travail de recherche m’amène à parler essentiellement de la religion catholique car je me place en tant que française, en tant qu’occidentale, mais les cultures asiatiques, par exemple, regorgent elles aussi de figures du désordre qui sont à la fois différentes et semblables aux nôtres. Voir, par exemple, la représentation d’un démon japonais dans ce précédent article : Le couple démoniaque).

Ainsi, voici un autre exemple : le vampire est une très célèbre figure du désordre qui a beaucoup évolué avec le temps. Nous sommes passés d’un Dracula terrifiant mais sans nul doute charismatique et d’un romantisme fou, à Edward Cullen de la saga Twilight, jouant davantage la carte de la fascination exercée sur nous par les créatures de ce genre (bien que certaines d’entre vous me rétorquerons sûrement qu’il dispose aussi d’un grand charisme et qu’il est incroyablement romantique). Curieusement, oui, ces deux personnages restent assez proches, contrairement à ce qu’on pourrait croire : frayeur et fascination restent les atouts du vampire, qui nous attirent désespérément vers lui. Mais pour quelle raison ?

C’est parce que la séduction exercée par le vampire est comparable à celle de Lucifer. Et cela est également vrai pour les créatures que nous avons vues plus tôt.

Évidemment ! Lucifer, le Diable. La plus grande et la plus célèbre des figures du désordre au monde. Elle a déchainé les peurs et les passions durant des siècles. Les croyants redoutaient cet être plus que tout au monde ! Les satanistes, eux, lui vouaient un culte sans bornes. Pourquoi ? Parce qu’il était le symbole de tous les possibles : ange déchu pour avoir osé défier Dieu lui-même, parfois décrit (en particulier au XIXe siècle) comme disposant d’une beauté inimaginable, Lucifer (dont le nom signifie Porteur de Lumière et non pas des ombres ou de la mort !) avait de grands pouvoirs en tant que gardien de l’Enfer.

 

Jean-Jacques Feuchère, Satan, 1833
Jean-Jacques Feuchère, Satan, 1833
Statue de Lucifer dans la cathédrale Saint-Paul de Liège, par Guillaume Geefs (variante de l'original, signé de Jozef Geefs) Photo de Luc Viatour / www.Lucnix.be
Statue de Lucifer dans la cathédrale Saint-Paul de Liège,
par Guillaume Geefs (variante de l’original, signé de Jozef Geefs)
Photo de Luc Viatour / www.Lucnix.be

 

Comme vous pouvez le voir en observant ces deux sculptures différentes de Lucifer (ou Satan, le Diable), son physique peut radicalement changer d’un artiste à l’autre. Et ici, l’exemple reste relativement faible car nous n’avons pas affaire à un Diable rouge à la queue et à la langue fourchues… Mais notons quand même que la statue de la Cathédrale de Saint-Paul de Liège est quand même beaucoup plus ravissante que celle de Jean-Jacques Feuchère. Chez ce dernier, Satan a les doigts et le nez crochus, il est pourvu de cornes qui se mêlent à sa chevelure et ses pieds sont davantage ceux d’une bête. Guillaume Geefs, lui, en fait un bel homme prisonnier (son pied est pris au piège) malgré ses ailes. Il semble tourmenté mais pas effrayant. Il nous viendrait presque l’envie de l’aider…

Il faut dire que Lucifer ne représente pas seulement le Diable à la queue fourchue que nous nous imaginons bien souvent aujourd’hui. Lucifer faisait figure de rebelle. La religion Chrétienne en faisait bien évidemment un être à détester et à craindre, un monstre (en particulier au Moyen-Age), mais était-ce finalement si vrai ? Sa représentation a donc beaucoup évolué avec le temps :

Aujourd’hui, à l’heure où le cinéma nous propose des méchants de plus en plus ambigus, devenus des voleurs, des tueurs malgré eux ou par la force des choses et d’un destin malheureux nous voyons peut-être Lucifer, cet être censé expliquer tous les malheurs du monde, sous un autre angle. Finalement, pourquoi Lucifer est-il devenu le Diable, l’ennemi même de Dieu ? Parce qu’il a osé se dresser contre lui, contre son maître et notre prétendu maître à tous (selon les récits bibliques, soyons clair, il ne s’agit pas ici de mon avis mais bien d’un résumé des plus simples que je vous propose. Je préfère préciser avant qu’on ne me taxe encore de croyante. Cela a le don de m’agacer).

Or, l’homme lui-même se dresse (plus ou moins consciemment) depuis toujours contre l’idée d’une puissance supérieure contre laquelle il ne pourrait rien : certains luttent contre un ou des dieux suprêmes, des divinités ou encore contre le Destin mais, plus prosaïquement, c’est surtout contre nos parents que nous nous battons pour nous affirmer. Des « parents » que peuvent aussi être, d’une certaine façon, les dieux ou les puissances surnaturelles censés nous gouverner selon les différentes religions qu’a connu et connaît encore notre monde : ça n’est pas pour rien, par exemple, que le dieu chrétien est ainsi parfois surnommé « le Père ». De plus, la plupart des religions proposent leur version de la création du monde et, chaque fois, l’être humain « naît » d’une puissance surnaturelle (un dieu ou quelque chose de plus abstrait) : nous sommes considérés, par ces religions, comme les enfants de ces puissances ou de ces dieux.

Mais nous ne pouvons pas supporter d’être enchainés à une vie dont on a pas tout décidé (attention, hein, je parle globalement, parce que notre société actuelle s’amuse bien à nous faire croire que nous sommes libres alors que cela est très fortement discutable… mais c’est un autre débat). Passer notre vie sous le commandement, plus ou moins direct et franc, de nos parents, qui qu’ils soient, n’est pas dans notre nature : nous nous rebellons, tels des adolescents qui souhaitent devenir adultes et, donc, pouvoir construire leur propre existence.

C’est également le cas de Lucifer dont le nom (Porteur de Lumière) peut aussi signifier qu’il nous amène vers la lumière et, donc, vers la connaissance. Des connaissances, des savoirs qui nous permettent de nous affranchir, de nous libérer des dieux, des parents et de devenir nous-mêmes, quitte à faire parfois des erreurs de parcours.

Finalement, Lucifer est donc un personnage très humain ou de plus en plus humain.

Pour conclure sur le vampire, c’est probablement pour cette raison que Dracula est devenu Edward Cullen : monstre malgré lui, monstre déterminé à changer, monstre qui ne veut pas être un monstre.

Dommage que la saga Twilight n’ait pas vu le jour à une époque où la réflexion était encore primordiale… Dans Twilight, seul le premier roman est intéressant pour qui est curieux, comme moi, au sujet de l’évolution des figures du désordre dans le temps (et encore, je dirais même que seul le début du roman est intéressant, quand nous découvrons seulement les personnages qui, ensuite, sont mal utilisés au profit d’un récit sans intérêt ou tout juste distrayant).

 

Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar  1790-1791 Huile sur toile, 76 × 63 cm.  Goethe Museum, Francfort
Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar
1790-1791
Huile sur toile, 76 × 63 cm.
Goethe Museum, Francfort

 

Parmi les vampires célèbres, je retiendrais aussi Clarimonde, personnage central de La Morte Amoureuse de Théophile Gautier : le mot « immonde » est entendu dans son nom. C’est une séductrice, une courtisane qui n’hésite pas à se nourrir du sang de son amant pour rester en vie. Pourtant, elle est décrite comme une très belle femme. Une si belle femme que Théophile Gautier la décrit comme plus belle que ne pourrait même l’imaginer le meilleur peintre au monde ! Mais l’auteur n’hésite pas non plus à dire très clairement que cette femme est « Belzébuth en personne », c’est-à-dire le Diable en personne.

(Le tableau de Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar, ci-dessus, se trouve en couverture de La Morte Amoureuse édité par Classiques Bordas, je reviendrai sûrement sur ce tableau dans un prochain article car il est très intéressant et a été souvent copié.)

La beauté, l’apparence… Des créatures que nous avons souvent imaginées comme hideuses et effrayantes deviennent parfois si belles qu’elles nous attirent à elles. La beauté devient alors un piège dont il faut savoir se méfier. « L’habit ne fait pas le moine », voilà ce que nous apprend le « romantisme noir » qui est au centre de l’exposition dont je vous parle depuis le début de cet article. C’est une idée qui, finalement, s’est répandue au XIXe siècle au sein du mouvement Romantique pour former ce que certains surnomment, donc, le Romantisme Noir. Ainsi, le monstre est inquiétant, effrayant et dangereux mais il sait aussi être beau, attirant, fascinant. A tel point que la frontière entre ange et démon est parfois difficile à saisir. Nous voilà alors face un ange bizarre… Un ange du bizarre.

Pfiou ! Vous ne serez probablement pas nombreux à lire tout ça. Mais tant pis, j’espère au moins que cela aura intéressé certains !