Archives par mot-clé : eros

Egon Schiele ou l’art de la mort

Tout d’abord, je dédie cet article à mon n’amoureux qui a découvert Egon Schiele lors de notre voyage à Vienne, en 2017, et a tout de suite adoré ses peintures (et qui me tanne depuis pour que j’écrive cet article).

Je préfère prévenir tout de suite : âmes sensibles s’abstenir. Nos allons parler d’érotisme, de la mort, de la dépression aussi, sans doute. Nous allons même parler d’Hitler et ça ne sera même pas un point Godwin. Bref, si vous préférez les jolies œuvres zen et fleuries, mignonnes et colorées, je vous invite a vous rediriger plutôt vers cet article ou cet autre.

L’œuvre d’Egon Schiele : la rencontre entre Eros et Thanatos

Egon Schiele est un artiste autrichien du début du XXème siècle (1890-1918). Contemporain de Gustav Klimt, qu’il considère comme son mentor. Son style est pourtant très différent de celui du maître viennois de l’Art Nouveau et de la Sécession Viennoise.

On lui connaît des centaines de peintures, des milliers de dessins et d’aquarelles, des sculptures et des gravures. Mais ce qui est étonnant avec cet artiste, c’est que ses travaux ne cessent de faire polémique, encore aujourd’hui. Le principal reproche qu’on leur fait ? Ils sont d’un érotisme sans fard et, dans le même temps, dépeignent des corps désarticulés, quelque part entre la vie et la mort. Les marionnettes que peint Egon Schiele semblent évoluer entre le plaisir et la souffrance ; entre Eros et Thanatos.

Ses nombreux autoportraits ne sont pas en reste : Egon Schiele se représente tout aussi difforme que ses autres modèles, avec des membres démesurés mais squelettiques, la peau blafarde, parfois sale, dans des postures folles, douloureuses. Si ses autoportraits représentaient son état d’esprit, on peut penser que Schiele était bel et bien un de ces fameux « artistes maudits » ; de ceux-là même qui font aussi les grands génies.

Egon Schiele, l’artiste avant-gardiste
Egon Schiele, Femme assise genoux pliés, Crayon, aquarelle, gouache, 46 x 30,5 cm, 1917, Galerie nationale de Prague.
Egon Schiele, Femme assise genoux pliés, Crayon, aquarelle, gouache, 46 x 30,5 cm, 1917, Galerie nationale de Prague.

En fait, la première fois que l’on voit une œuvre d’Egon Schiele, il est difficile de la dater. Son travail est très différent de ce qui se fait alors à l’époque. Ses peintures sont très avant-gardistes et semblent beaucoup plus récentes qu’elles ne le sont en réalité.

En 1906, Egon Schiele entre à l’Ecole des Beaux-Arts de Vienne. Mais ne supportant plus les règles et l’académisme, il décide de quitter l’école pour fonder le Seukunstgruppe (Groupe pour le nouvel art) avec quelques amis.

Si Gustav Klimt et Egon Schiele pratiquent très différemment leur Art, ils éprouvent l’un pour l’autre un respect mutuel. Egon Schiele voit un maître en Gustav Klimt qui a 45 ans à leur rencontre quand lui n’en a encore que 17. En 1911, une des modèles de Klimt, Wally Neuzil, devient d’ailleurs sa compagne et sa muse.

Si l’artiste ne peine pas à être exposé dans les galeries et les expositions de son époque, pour certains critiques, les œuvres d’Egon Schiele sont les « excès d’un cerveau perdu ». D’ailleurs, alors qu’il s’installe avec sa femme à Krumlov, en Bohème du Sud, et que la ville met à sa disposition sa plus grande salle pour qu’il puisse y réaliser ses grands formats, les habitants n’hésitent pas à exprimer leur antipathie à son sujet, les poussant à déménager. Mais de retour dans les environs de Vienne, l’accueil n’est guère plus accueillant.

Le problème est toujours le même : les peintures d’Egon Schiele choquent par leur caractère étrange et érotique. On l’accuse même de détournement de mineurs, ce qui le conduit à effectuer vingt-quatre jours de prison. Certaines de ses œuvres sont confisquées par le tribunal départemental. On l’accuse d’outrage à la morale publique.

Une de ses œuvres les plus célèbres à l’époque est Le Cardinal et la nonne, hommage clair mais surtout extrêmement provocateur à l’œuvre emblématique de Gustav Klimt, Le Baiser.
Le message semble clair : l’amour et le sexe sont partout, y compris au sein même de l’Église et chez ceux qui se prétendent plus purs qu’aucun autre.

Est-ce une condamnation ? Sans doute pas car Egon Schiele peint également de très nombreux autoportraits. L’artiste dépeint seulement à sa manière un mariage que bien d’autres ont illustré avant lui : celui d’Eros et de Thanatos, celui de l’amour et de la mort, ces deux états par lesquels tous les êtres passent un jour ou l’autre.

Eros et Thanatos dans l’œuvre d’Egon Schiele

On associe particulièrement ces deux dieux grecs depuis Sigmund Freud et son fameux « complexe d’Œdipe ». Or, Freud est autrichien et contemporain d’Egon Schiele mais aussi de Gustav Klimt et de beaucoup d’artistes viennois (en particulier les avant-gardistes) de cette époque. Ses théories psychanalytiques vont inspirer tout ce petit monde, ainsi que beaucoup d’autres créateurs en Europe.

Toutefois, les artistes s’intéressent en fait depuis toujours à ces deux figures : l’amour (et plus exactement l’acte d’amour, le sexe, qui représente « la pulsion de vie » et l’acte créatif) et la mort (ou « la pulsion de mort », l’acte de destruction). Ce sont deux grands tabous (les plus grands ?) de l’humanité mais pour Freud elles sont constitutives de l’être humain et le fondement même de nos sociétés.

Egon Schiele, Portrait de Karl Zakovsek, Huile sur toile, 100 x 90 cm, 1910, Collection particulière, New-York.
Egon Schiele, Portrait de Karl Zakovsek, Huile sur toile, 100 x 90 cm, 1910, Collection particulière, New-York.

Un des poèmes qui illustre peut-être le mieux cet étrange couple Eros/Thanatos, est celui de Charles Baudelaire, Une Charogne. Alors que le poète nous parle ici d’une femme qu’il aime, il nous dépeint l’ensemble comme une « charogne », une viande morte, un cadavre en putréfaction.

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Rembrandt, Le Boeuf écorché, 1655, Musée du Louvre, Paris.
Rembrandt, Le Boeuf écorché, 1655, Musée du Louvre, Paris.

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Chaïm Soutine, Le Boeuf écorché, 1925, Musée de Grenoble.
Chaïm Soutine, Le Boeuf écorché, 1925, Musée de Grenoble.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

Egon Schiele, Nu masculin assis (Autoportrait), huile sur toile, 1910, Musée Leopold, Vienne.
Egon Schiele, Nu masculin assis (Autoportrait), huile sur toile, 1910, Musée Leopold, Vienne.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

Charles Baudelaire, « Une Charogne« , in Les Fleurs du Mal, 1857.

Il y a quelque chose de très semblable dans l’œuvre d’Egon Schiele. (D’ailleurs, Les Fleurs du Mal firent également scandale au moment de leur publication, en 1857.) On ne saurait dire si son œuvre est belle ou laide. N’est-elle pas belle par sa laideur ? Ses corps décharnés nous fascinent et nous révulsent à la fois. Le choc des contraires, où se mêlent le plaisir et la douleur ainsi que, souvent, les regards de ses modèles, nous agrippent dans son univers torturé. Leurs attitudes et leurs postures, entre orgasme et folie, nous interrogent sur nos propres sentiments et sensations, si humains et pourtant si tabous. Schiele nous met face à nos propres contradictions, qui sont souvent l’œuvre de la société dans laquelle nous vivons.

C’est probablement une des raisons pour lesquelles son œuvre a fait et fait encore l’objet de nombreuses polémiques, parfois très violentes ; le temps passe mais les choses changent peu. Egon Schiele était en avance sur son temps – peut-être y compris sur le nôtre. Il en pâtira mais ne cessera jamais de créer jusqu’à sa mort prématurée, emporté par la grippe espagnole à l’âge de 28 ans seulement. (Il dépasse de peu le Club des 27, dommage… attendez, suis-je en train de regretter qu’il ait vécu un an de plus, le pauvre ? Meh. C’est pas ma faute, la légende aurait apprécié c’est tout).

Egon Schiele, La Famille, huile sur toile, 1918, 150 x 160,8 cm, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne.
Egon Schiele, La Famille, huile sur toile, 1918, 150 x 160,8 cm, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne.

Sa dernière oeuvre, La Famille, est dramatique car elle montre le jeune homme se projeter dans l’avenir. Il se représente avec sa femme et imagine son enfant à naître. Néanmoins, son épouse, Edith, enceinte de six mois, mourra elle aussi de la grippe espagnole, quelques jours avant lui.

Ni Klimt, ni Klee : le style inclassable d’Egon Schiele

Egon Schiele fut proche de Gustav Klimt, comme nous l’avons vu, mais il rencontra aussi un autre grand artiste de son temps, Paul Klee, en rejoignant le groupe « Sema » de Munich. Pourtant, les œuvres d’Egon Schiele ne ressemblent ni à celles de Klimt, ni à celles de Klee. Ils comptaient pourtant tous deux parmi ses modèles et, surtout, furent tous deux de grands innovateurs et deux grands noms de l’Art Moderne au cours de la courte vie d’Egon Schiele.

Egon Schiele, Autoportrait avec un récipient noir, huile sur panneau, 1911, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Egon Schiele, Autoportrait avec un récipient noir, huile sur panneau, 1911, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

Néanmoins, on constate rapidement, en observant ses œuvres, qu’Egon Schiele, malgré le caractère unique de ses travaux, s’inspirait beaucoup de ceux qu’il admirait.

Admiration mutuelle et inspiration partagée

C’est ainsi que l’on trouve des hommages mais aussi des airs de famille entre ses œuvres et celles, notamment, de Klimt ou de Klee. C’est le cas pour Le Cardinal et la nonne dont nous avons parlé plus avant et qui est directement inspiré par Le Baiser de Klimt. Mais c’est aussi le cas de certaines scènes où Egon Schiele délaisse un peu ses portraits pour peindre des bâtiments, des façades étrangement géométriques, comme Klee (même si, en regardant bien certaines dates, l’inspiration semblait mutuelle, d’autant plus que Klee survécu à Schiele). Ou encore quand il réalise des paysages presque abstraits, comme Soleil d’Automne.

Egon Schiele, Façade sur la rivière, huile sur toile, 1915, Leopold Museum, Vienne.
Egon Schiele, Façade sur la rivière, huile sur toile, 1915, Leopold Museum, Vienne.
Paul Klee, Petit village sous le soleil d'automne, Huile sur carton, 1925, Musée d'art du comté de Los Angeles (LACMA), Etats-Unis.
Paul Klee, Petit village sous le soleil d’automne, Huile sur carton, 1925, Musée d’art du comté de Los Angeles (LACMA), Etats-Unis.
Egon Schiele, Soleil d'automne I (Lever de soleil), huile sur toile, 1912, 80,2 x 80,2 cm, Collection privée, New-York.
Egon Schiele, Soleil d’automne I (Lever de soleil), huile sur toile, 1912, 80,2 x 80,2 cm, Collection privée, New-York.
Egon Schiele, Arbre d'automne dans le vent, Huile sur toile, 1912n Leopold Museum, Vienne.
Egon Schiele, Arbre d’automne dans le vent, Huile sur toile, 1912n Leopold Museum, Vienne.

Comme ce dernier, Egon Schiele est d’ailleurs souvent rattaché à l’Expressionnisme. Leurs styles sont pourtant très différents. Au premier abord, la première chose qui nous frappe, est que les œuvres d’Egon Schiele sont, en comparaison, plus figuratives que celle de Paul Klee. Celui-ci tend vers l’abstraction, comme son ami Vassily Kandinsky. De plus, Paul Klee use d’une palette aux couleurs plus vives et chatoyantes que Schiele. Étant d’abord musicien, quand il laisse place au vide, ça n’est pas pour autant le silence qui nous assourdit. Ses œuvres semblent fourmiller de vie (de « pulsion de vie », comme dirait Freud). Celles de Schiele, avec ses corps fragiles, désarticulés comme des marionnettes aux fils détendus, incapables de se tenir correctement, évoquent la mort – y compris la « petite mort », autre nom de l’orgasme.

Il faut croire que les contraires s’attirent bel et bien.

« On peut y voir aussi la représentation de la condition humaine entre deux morts : la « petite mort » de l’acte d’amour d’où renaît la vie et la seconde mort, la mort réelle, d’où l’on ne revient plus et par laquelle on disparaît définitivement. »

Jean-Marie Nicolle, « Orphée« , in L’indispensable en culture générale, 2008, p.17.

Egon Schiele, Faire l'amour, Gouache et craie noire sur papier, 49,6 × 31,7 cm, 1915, Leopold Museum, Vienne.
Egon Schiele, Faire l’amour, Gouache et craie noire sur papier, 49,6 × 31,7 cm, 1915, Leopold Museum, Vienne.

Toutefois, ils semblent partager une soif créatrice inextinguible, se délectant de pouvoir représenter ce qu’ils voient mais surtout ce qu’ils ressentent, perçoivent, éprouvent…

« Si tous deux sont particulièrement préoccupés par l’esthétique de l’érotisme, d’un point de vue stylistique, le travail de Gustav Klimt est formellement ordonné et décoratif, tandis que celui d’Egon Schiele est plus torturé et plus expressif. Le premier s’efforce d’atteindre, par des moyens formels, un ordre qui, comme c’est le cas chez le peintre hollandais Piet Mondrian (1872-1944) s’adapte à l’ensemble de la collectivité. Egon Schiele, plus proche en revanche du peintre allemand Paul Klee (1879-1940), transcrit des idées très personnelles qui ont le pouvoir d’évoquer des expériences communes. Singulièrement, Gustav Klimt peut être considéré comme un artiste emblématique d’un style de fin de siècle, tandis que Schiele incarne la prise de conscience nouvellement acquise de l’homme du XXème siècle. Ensemble, les deux artistes représentent l’incroyable richesse créative des années 1900. »

Nadège Durant, « Gustav Klimt et la sensualité féminine: Entre symbolisme et Art nouveau« , in 50 Minutes, p.31-32.

Klimt, le maître viennois

Evidemment, Klimt est un modèle pour la plupart des artistes viennois et européens de son époque et est encore aujourd’hui connu partout dans le monde. Pourtant, nombre de ses œuvres ont été détruites pendant la guerre. De certaines, il ne nous reste que des photographies en noir et blanc qui ne sauraient rendre justice à son art. Mais si Klimt reste aussi admiré et respecté de nos jours, c’est aussi parce que nombre d’artistes se sont depuis inspirés de son travail. Schiele en fit partie.

On retrouve le fond d’or, cher à Gustav Klimt, dans Mère avec deux enfants. Il représente ici une étrange Madonne au visage squelettique, semblant bercer deux enfants – ou deux poupons – dont tout laisse penser que l’un d’eux est mort. Dans Mère Morte (voir ci-dessous), peinture très sombre qui contraste énormément avec Mère avec deux enfants, Schiele semble évoquer le décès d’un de ses frères, mort-né. L’enfant, les yeux vides, est encerclé par un grand châle noir qui évoque le ventre de sa mère.

Egon Schiele, Mère avec deux enfants, huile sur toile, 1915, Leopold Museum, Vienne.
Egon Schiele, Mère avec deux enfants, huile sur toile, 1915, Leopold Museum, Vienne.

Ceci étant dit, si Gustav Klimt détestait le vide, Egon Schiele semble s’en délecter. Il place rarement ses personnages dans un décor, préférant généralement un fond dépouillé et vitreux. Ses nus provocateurs, cernés d’épais contours, semblent ressortir encore davantage au milieu de cette absence, nous poussant à les regarder, à rougir de leur posture et de leurs activités ; leur chair tuméfiée contrastant avec l’aspect livide de leur toile de fond.

Egon Schiele, Mère morte (Tote Mutter), 32,1 × 25,8 cm, 1910, Leopold Museum, Vienne.

Comme Klimt, pourtant, Schiele manie à merveille l’art de transformer les corps à sa manière. Il les déforme, creuse ou allonge par endroits. Certains visages n’ont plus rien d’humain (voir ci-dessous), plus proches de la marionnette, cet étrange objet qui nous laisse toujours un sentiment d’inquiétante-étrangeté (encore une idée de Freud, tiens !) Parfois, il peint même des parties du squelette de ses modèles (voir le portrait de Karl Zakovsek, plus haut, dont la main est particulièrement osseuse et les proportions très déformées, caricaturales).

De son côté, Klimt peint des corps longilignes et élégants, très séduisants et d’une grande beauté. C’est d’autant plus vrai que l’habilité de l’artiste pour l’art décoratif est aussi brillant que ses œuvres (lâche un commentaire si tu penses que je ne manque pas d’humour, jeune freluquet).

Il partage en tout cas le même intérêt que Klimt pour les femmes. Elles semblent beaucoup l’inspirer et sont au centre de nombre de ses travaux. Il peint aussi beaucoup l’amour lesbien.

Egon Schiele, Couple de femmes amoureuses, crayon et aquarelle, 32,5 × 49,5 cm, 1912, Palais Albertina, Vienne.
Egon Schiele, Couple de femmes amoureuses, crayon et aquarelle, 32,5 × 49,5 cm, 1912, Palais Albertina, Vienne.

Mais les toiles de Schiele sont loin d’être les quasi-icônes peintes par Klimt, dans un style rappelant beaucoup l’art chrétien byzantin et ses fonds d’or à la fois décoratifs et symboles divins. Malgré leur amitié et leur respect mutuel, leurs préoccupations semblent diamétralement opposées. L’un semble être le peintre de la beauté ; l’autre de la laideur. Comme les deux faces d’une même pièce, unies et à la fois à jamais opposées.

Gustav Klimt, Adèle Bloch-Bauer I, Huile et feuille d'or sur toile, 138 x 138 cm, 1907, Neue Galerie, New York.
Gustav Klimt, Adèle Bloch-Bauer I, Huile et feuille d’or sur toile, 138 x 138 cm, 1907, Neue Galerie, New York.

Egon Schiele et Adolf Hitler : ont-ils pu se croiser ?

Sensiblement à la même période, les deux hommes postulent aux Beaux Arts de Vienne. L’un y sera accepté, l’autre pas. Drôle de destin croisé.

Egon Schiele, Prisonnier de guerre russe, 1915.
Egon Schiele, Prisonnier de guerre russe, 1915.

Egon Schiele et Adolf Hitler n’ont qu’un an de différence : le premier est né en 1890, l’autre en 1889. Tous deux se rêvent artiste et se retrouvent sur le chemin de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Egon Schiele, nous l’avons vu, parviendra à y entrer mais pliera bagage rapidement. Profondément avant-gardiste, il ne pouvait supporter les règles imposées par ses maîtres. Adolf Hitler, lui, sera plusieurs fois refusé au concours d’entrée de l’Ecole (la seconde fois, il ne sera même pas autorisé à passer le concours d’entrée !). Au contraire d’Egon Schiele, il est jugé trop conventionnel. Il manque de talent.

Il m’était impossible de ne pas comparer leurs histoires tant elles me semblent paradoxales. Egon Schiele mourra bien avant qu’Hitler ne parvienne au pouvoir mais il aura le temps de croiser la route de nombreux artistes que le régime nazi nommera « dégénérés« . Au cours de sa carrière, Egon Schiele, lui, s’inspirera des déments – les vrais, les malades – internés en asile psychiatrique. Il les observera pour réaliser ses œuvres et travailler les postures, les attitudes si expressives et désarticulées de ses portraits. Il percevra l’intérêt et la beauté (au sens esthétique du terme) dans cette apparente laideur – dans la maladie, dans l’ombre des instituts fermés, cachés aux yeux du monde, dans ce que d’aucuns appelleraient la monstruosité, ou simplement dans la différence, dans l’altérité. Il faut dire qu’il est confronté très tôt à la folie car son père est atteint par la syphilis.

En bref, tout ce qu’Hitler cherchera à détruire, quelques années plus tard, Schiele aura essayé de le mettre en lumière et s’en servira pour créer. Pulsion de vie et pulsion de mort ; création et destruction ; Eros et Thanatos réunis une fois encore par un étrange lien, presque imperceptible.

Egon Schiele, Autoportrait debout avec un gilet au motif paon, Huile sur toile, 1911, Collection Ernest Ploil, Vienne.
Egon Schiele, Autoportrait debout avec un gilet au motif paon, Huile sur toile, 1911, Collection Ernest Ploil, Vienne.

[wysija_form id= »2″]

Sources :

Egon Schiele, Article Wikipédia
Egon Schiele, la vérité nue de l’expressionnisme viennois – France TV Education
5 faits méconnus sur Egon Schiele – BeauxArts
Egon Schiele vs Jean-Michel Basquiat, les enfants terribles du XXe siècle
Egon Schiele – Vikidia
Egon Schiele (1890-1918), génie provocateur – Danube Culture
Harry Bellet, « Egon Schiele, le renégat », in Le Monde, 2018.

Le Diable et la Mort : petit tour d’horizon dans l’art

Rah ! Horreur et damnation !

Cela fait des semaines que je le cherche et qu’on m’aide à le chercher (merci d’ailleurs <3) : un livre ! Un fichu livre ! Le catalogue de l’exposition L’Ange du Bizarre – Le Romantisme noir de Goya à Max Ernst. Mais impossible : il n’est plus édité, il n’est plus disponible nulle part… Seule possibilité restante ? Emprunter de l’argent à mon compte épargne pour espérer l’acheter à tous ces gens qui osent le revendre à plus de 120€ (à beaucoup plus parfois, même !).

Non, mais, vraiment ! Ces gens n’ont-ils aucune pitié pour les étudiants en arts qui galèrent déjà à acheter leur pain ?

D’accord, d’accord ! Causette se tait mais Causette trouvera son livre, quoi qu’il arrive ! Non mais.

Hum ? Pourquoi ce bouquin m’intéresse autant, vous vous demandez ? Déjà parce que je n’ai pas eu la chance de voir cette exposition et que la prise de photos y avait été interdite (merci Musée d’Orsay de penser à nous, non parisiens qui aimeraient avoir accès à la culture ! Vous pouviez pas éditer un peu plus votre catalogue, du coup ? Non mais j’vous jure…). Bref, il ne reste donc que peu de traces de cette exposition (merci aux fraudeurs courageux qui ont quand même pris quelques photos et ont aussi et surtout fait de très bons comptes rendus de leur visite, je pense notamment à cet article de Cagliostro : L’ange du bizarre, le romantisme noir au musée d’Orsay) et ces traces j’en ai fortement besoin pour l’écriture de mon mémoire de deuxième année de master.

Pour le moment, je devrais donc me contenter du hors-série Beaux Arts qui, fort heureusement, n’a pas été loupé, loin de là.

 

Couverture du hors-série Beaux Arts Magazine - L'Ange du Bizarre, Le Romantisme Noir de Goya à Max Ernst
Couverture du hors-série Beaux Arts Magazine – L’Ange du Bizarre, Le Romantisme Noir de Goya à Max Ernst

 

En fait, j’aime m’intéresser à ce que l’un de mes professeurs (que j’admirais beaucoup !) appelait « les figures du désordre ». Elles sont nombreuses et elles font partie de nos vies ; elles peuplent nos histoires, nos mythes et légendes, et elles évoluent avec leur temps. Cette exposition mettait en scène énormément d’œuvres faisant référence à ces monstres et créatures qui nous effraient et nous fascinent à la fois.

Cet intérêt pour ces figures du désordre, je l’ai déjà un peu exprimé dans mon mémoire de première année. J’ai eu l’occasion de tracer la chronologie du robot : si l’on fait le rapprochement entre les histoires parlant du Golem d’argile (un personnage essentiellement issu de la religion juive), nous pouvons en déduire que le Golem est un des ancêtres du robot (mais de façon uniquement « imaginaire » puisque le robot à l’apparence d’homme, lui, commence à être vraiment construit).

Or, c’est très probablement parce que le robot a de profonds liens avec des figures du désordre comme le Golem, que nous nous intéressons si fortement à lui : la science-fiction adore parler des robots et nous adorons nous faire peur devant des Terminator et autres I-Robot ! Mais cela est d’autant plus intéressant que nous pourrions un jour parvenir à véritablement créer cette chose de métal dont nous imaginons déjà qu’elle pourrait être aussi révolutionnaire pour nos vies qu’incroyablement destructrice.

Ainsi, alors que tous nos monstres et créatures du passé n’étaient et ne restaient que des êtres fictifs, nous nous confrontons aujourd’hui à une réalité qui, même si elle est encore loin de la science-fiction, est ô combien intéressante : nous sommes à un croisement entre rêve et réalité. Un croisement rendu possible grâce à l’entremêlement des sciences et des arts. Pour faire simple, nous serons peut-être capables, un jour, de créer pour de vrai et pour la première fois une véritable figure du désordre !

Mais comme je vous le disais, les figures du désordre sont nombreuses. Soyons plus clair : une figure du désordre est un personnage (mais ça peut également être une chose, un objet, ou un évènement) fictif qui, comme son nom l’indique, crée le chaos. Cela ne veut pas dire que cette chose fiche le souk ! Non, évidemment. Cela veut plutôt dire qu’elle sort de l’ordinaire, qu’elle sort de « l’ordre » établi.

(chaos ou kaos = désordre en grec)

Ces personnages n’existant pas réellement, nous pouvons les considérer comme des symboles : ils nous permettent de mettre une image sur nos peurs et cela nous permet de mieux les visualiser et, donc, de les apprivoiser.

Allez, je vous en montre un peu plus et je vous explique ! Vous me suivez ? Let’s go !

 

Hieronymus Bosch - La mort de l'avare 1490
Hieronymus Bosch – La mort de l’avare
1490

 

Prenons l’exemple de ce tableau de Hieronymus Bosch, intitulé La mort de l’avare : on y voit un homme sur son lit de mort. Un ange tente d’attirer son attention vers un crucifix nimbé de lumière mais l’homme est plus intéressé par un démon qui lui tend un sac qu’on imagine rempli d’argent. La mort, sous la forme d’un squelette pointant une flèche en direction de l’homme, est déjà à l’entrée de sa chambre. Il est trop tard pour qu’il puisse se défaire de ses péchés.

Évidemment, cette scène est complètement surréaliste. Elle est imaginaire. Les créatures que sont la Faucheuse, les démons ou encore l’ange sont des symboles destinés à nous expliquer ce qui se passe dans cette scène : l’homme était avare et il le sera jusqu’à sa mort. Or, l’avarice est un des sept péchés capitaux, c’est pourquoi c’est le démon qui tente l’homme alors que l’ange, lui, essaye de le guider vers la voie de la lumière. Dans ce tableau religieux, l’artiste tente de montrer le bien, le mal et la mort qui, de toute façon, fauchera l’homme quel que soit son choix de vie.

guillemet« Ce tableau est inspiré d’un livre de prière du 15e siècle intitulé: Ars Moriendi (L’art de mourir). Ce manuel était un guide pratique sur la façon de mourir. Il comprenait onze scènes: les cinq premières étaient les tentations du démon, invitant le mourant à l’impiété, au désespoir, à l’impatience, à la vanité et à l’avarice. Les cinq suivantes étaient les inspirations de l’ange: la foi, l’espoir, la patience, l’humilité et la générosité. Dans la dernière scène l’ange reconduisait l’âme au ciel, alors qu’en Enfer les hurlements de rage des démons se faisaient entendre. Dans cette oeuvre de Bosch, par contre, l’issue du combat demeure incertaine. »
(source: La mort dans l’art)

L’exposition L’Ange du Bizarre qui s’est terminée en juin 2013 permettait de voir que de nombreux artistes ont cherché à représenter les monstres, les peurs, les ombres. Chacun avait ses raisons : croyances, craintes personnelles, fascination… Mais aussi parce que cet univers foisonnant permet de laisser totalement libre cours à l’imagination. Ce qui, pour un artiste, peut être une véritable libération.

 

Carlos Schwabe, La mort du fossoyeur
Carlos Schwabe – La mort du fossoyeur
The Death of the Gravedigger
Graverens død
Aquarelle et gouache sur esquisse à la mine de plomb sur papier. 75 x 55,5 cm. Musée du Louvre, Paris

 

En couverture du catalogue de l’exposition L’Ange du Bizarre, c’est la partie haute de la la peinture de Carlos Schwabe, La mort du fossoyeur, qui apparaît. Un choix qui illustre à merveille le nom de l’exposition : « l’Ange du Bizarre » est ici l’Ange de la Mort. « Bizarre » car cet ange que nous craignons tous et dont l’apparition symbolise notre fin est ici représenté sous la forme d’une belle femme. La Faucheuse, pourtant, est souvent représentée, encore aujourd’hui, comme portant un long manteau noir, une faux à la main (voir, par exemple, la gravure ci-dessous). Dans certaines représentation plus anciennes, il arrive que la Faucheuse soit un squelette (c’est le cas dans la peinture de Hieronymus Bosch, que nous avons vue plus haut). Et cela n’est guère réjouissant, il faut bien l’avouer. Cela est même plutôt effrayant !

Alors, pourquoi Carlos Schwabe a-t-il choisi de représenter la Faucheuse sous une forme si surprenante ?

C’est parce qu’une figure du désordre peut avoir plusieurs formes et, donc, plusieurs sens selon la façon dont elle est représentée ou le contexte dans lequel elle apparaît.

 

Alfred Rethel - La Mort comme amie, Gravure de 1851 Une des rares représentation de la mort comme amie du mourant. Ici, le sonneur de cloches va mourir alors la Faucheuse se charge de son travail à sa place, probablement avant de l'emporter. Son visage cadavérique laisse entrevoir qu'elle semble triste.
Alfred Rethel – La Mort comme amie, Gravure de 1851
Une des rares représentation de la mort comme amie du mourant. Ici, le sonneur de cloches va mourir alors la Faucheuse se charge de son travail à sa place, probablement avant de l’emporter. Son visage cadavérique laisse entrevoir qu’elle semble triste.

 

L’Ange de Carlos Schwabe ne ressemble pas du tout à ce que nous imaginons de la Faucheuse.

Le fait de représenter la Faucheuse comme un ange aux ailes noires et surtout comme une gracieuse jeune femme est donc intéressant. Tout d’abord, nous pouvons en déduire que l’artiste ne devait pas considérer la mort comme quelque chose d’effrayant mais comme un accomplissement (l’ange tient une flamme verte dans la main. Le vert est la couleur de l’éternité et de la régénération) et quelque chose de paisible bien qu’incontournable (on voit que le visage de l’ange est serein mais déterminé et que l’homme dans la tombe est, certes, surpris par l’apparition mais aussi plutôt séduit, obnubilé).

C’est la femme de l’artiste qui sert ici de modèle à l’Ange noir. La séduction entre en ligne de compte : Carlos Schwabe démontre ici que derrière notre peur, nous ne pouvons nous empêcher d’être fascinés par les créatures imaginaires, censées hanter nos nuits et nos ruelles sombres. Carlos Schwabe, en représentant ainsi la Mort, devait lui aussi lui trouver quelque chose d’attirant.

 

Marianne Stokes - La jeune fille et la mort, 1900 Source image : L'art magique
Marianne Stokes – La jeune fille et la mort, 1900
Source image : L’art magique

 

Un ange noir et féminin, c’est également ce que met en scène la peinture de Marianne Stokes intitulée La Jeune fille et la Mort. La ressemblance entre les deux personnages qui ont le rôle de faucheuse est assez étonnant. La seule différence notable réside dans la coiffe des deux femmes : chez Carlos Schwabe, la tresse tombante sur le front de son ange est une référence à la mode du Moyen-Age. Chez Marianne Stokes, l’ange est voilé (une tenue qui, à mes yeux, ressemble un peu à celle d’une nonne ou, en tout cas, d’une religieuse) et c’est surtout la finesse des traits du visage qui nous permet de croire qu’il s’agit d’une femme. C’est, en tout cas, un être très androgyne, au teint laiteux et qui semble résigné à sa tâche. Une vie de plus, une vie de moins, quelle différence, au fond ? Il effectue sa tâche encore et encore. Cela est inscrit sur son visage.

Ce tableau offre une version moins séduisante de la mort. Il montre davantage le côté immuable de cet évènement qui survient dans la vie de tous, un jour où l’autre. Notons que la main levée de la Faucheuse se veut apaisante pour la jeune fille. Elle va mourir dans son sommeil : certains diraient qu’il s’agit d’une « belle mort ».

Les représentations de la Mort en compagnie de jeune fille est un thème récurrent dans l’art. Il date de l’Antiquité où, déjà, chez les Grecs, Perséphone était enlevée par Hadès, dieu des Enfers. Etablir un lien entre une jeune fille et la Mort, c’est une façon de démontrer que l’amour et la mort sont proches l’un de l’autre (nous parlons alors de collision entre Éros, dieu de l’amour et, donc, de la vie, et Thanatos, dieu de la mort).

guillemet« Eros et Thanatos, dieux grecs, forment un bien étrange couple. Contraires ou complémentaires ? La psychanalyse les a réunis au dix-neuvième siècle. L’art en a fait ses deux thèmes centraux, parce qu’ils sont probablement les deux grands tabous de l’humanité. »
(Source: Art Mémoires)

 

Joan Fontbernat Paituví (Jaume Barba, signature de l'atelier) - Le baiser de la mort (Beso de la muerte) 1930 Marbre Cimetière de Barcelone, Espagne
Joan Fontbernat Paituví (Jaume Barba, signature de l’atelier) – Le baiser de la mort (Beso de la muerte)
1930
Marbre
Cimetière de Barcelone, Espagne

 

Dans cette autre représentation de la mort, se trouvant dans le cimetière de Poblenou à Barcelone, nous pouvons voir un étrange mélange entre le tableau de Carlos Schwabe et les représentations plus courantes de la Mort : un squelette aux ailes d’ange embrasse un homme qui, probablement, va passer de vie à trépas.

Pour l’anecdote, cette sculpture est une des plus célèbres du cimetière et des gens visitent d’ailleurs ce lieu pour la voir. D’autant plus que ce lieu de repos éternel regorge d’autres créations magnifiques dans ce genre !

Mais la Mort (ou la Faucheuse) n’est pas la seule figure du désordre célèbre. Nous avons pu voir, par exemple, que les démons dans la peinture de Hieronymus Bosch sont aussi des figures du désordre, de même que les anges ou le Golem dont je vous parlais tout au début : ce sont des créatures d’un autre monde – le monde imaginaire – qui nous permettent de symboliser nos émotions. Et cela même si, par exemple, les démons représentent le Mal (ils sont sous la houlette du Diable, de Satan, de Lucifer) tandis que les anges représentent davantage le Bien (sous les ordres de Dieu).

(Notons quand même que la distinction Bien/Mal a tendance à s’étioler dans nos récits contemporains, par exemple dans des séries comme Supernatural.)

Mais, me direz-vous, tout ceci est peut-être un peu trop religieux ! Rassurez-vous (si je puis dire), il ne s’agit pas des seules figures du désordre, loin de là ! Seulement, il faut bien l’avouer, les figures du désordre ont toutes plus ou moins un lien avec une religion (mon travail de recherche m’amène à parler essentiellement de la religion catholique car je me place en tant que française, en tant qu’occidentale, mais les cultures asiatiques, par exemple, regorgent elles aussi de figures du désordre qui sont à la fois différentes et semblables aux nôtres. Voir, par exemple, la représentation d’un démon japonais dans ce précédent article : Le couple démoniaque).

Ainsi, voici un autre exemple : le vampire est une très célèbre figure du désordre qui a beaucoup évolué avec le temps. Nous sommes passés d’un Dracula terrifiant mais sans nul doute charismatique et d’un romantisme fou, à Edward Cullen de la saga Twilight, jouant davantage la carte de la fascination exercée sur nous par les créatures de ce genre (bien que certaines d’entre vous me rétorquerons sûrement qu’il dispose aussi d’un grand charisme et qu’il est incroyablement romantique). Curieusement, oui, ces deux personnages restent assez proches, contrairement à ce qu’on pourrait croire : frayeur et fascination restent les atouts du vampire, qui nous attirent désespérément vers lui. Mais pour quelle raison ?

C’est parce que la séduction exercée par le vampire est comparable à celle de Lucifer. Et cela est également vrai pour les créatures que nous avons vues plus tôt.

Évidemment ! Lucifer, le Diable. La plus grande et la plus célèbre des figures du désordre au monde. Elle a déchainé les peurs et les passions durant des siècles. Les croyants redoutaient cet être plus que tout au monde ! Les satanistes, eux, lui vouaient un culte sans bornes. Pourquoi ? Parce qu’il était le symbole de tous les possibles : ange déchu pour avoir osé défier Dieu lui-même, parfois décrit (en particulier au XIXe siècle) comme disposant d’une beauté inimaginable, Lucifer (dont le nom signifie Porteur de Lumière et non pas des ombres ou de la mort !) avait de grands pouvoirs en tant que gardien de l’Enfer.

 

Jean-Jacques Feuchère, Satan, 1833
Jean-Jacques Feuchère, Satan, 1833
Statue de Lucifer dans la cathédrale Saint-Paul de Liège, par Guillaume Geefs (variante de l'original, signé de Jozef Geefs) Photo de Luc Viatour / www.Lucnix.be
Statue de Lucifer dans la cathédrale Saint-Paul de Liège,
par Guillaume Geefs (variante de l’original, signé de Jozef Geefs)
Photo de Luc Viatour / www.Lucnix.be

 

Comme vous pouvez le voir en observant ces deux sculptures différentes de Lucifer (ou Satan, le Diable), son physique peut radicalement changer d’un artiste à l’autre. Et ici, l’exemple reste relativement faible car nous n’avons pas affaire à un Diable rouge à la queue et à la langue fourchues… Mais notons quand même que la statue de la Cathédrale de Saint-Paul de Liège est quand même beaucoup plus ravissante que celle de Jean-Jacques Feuchère. Chez ce dernier, Satan a les doigts et le nez crochus, il est pourvu de cornes qui se mêlent à sa chevelure et ses pieds sont davantage ceux d’une bête. Guillaume Geefs, lui, en fait un bel homme prisonnier (son pied est pris au piège) malgré ses ailes. Il semble tourmenté mais pas effrayant. Il nous viendrait presque l’envie de l’aider…

Il faut dire que Lucifer ne représente pas seulement le Diable à la queue fourchue que nous nous imaginons bien souvent aujourd’hui. Lucifer faisait figure de rebelle. La religion Chrétienne en faisait bien évidemment un être à détester et à craindre, un monstre (en particulier au Moyen-Age), mais était-ce finalement si vrai ? Sa représentation a donc beaucoup évolué avec le temps :

Aujourd’hui, à l’heure où le cinéma nous propose des méchants de plus en plus ambigus, devenus des voleurs, des tueurs malgré eux ou par la force des choses et d’un destin malheureux nous voyons peut-être Lucifer, cet être censé expliquer tous les malheurs du monde, sous un autre angle. Finalement, pourquoi Lucifer est-il devenu le Diable, l’ennemi même de Dieu ? Parce qu’il a osé se dresser contre lui, contre son maître et notre prétendu maître à tous (selon les récits bibliques, soyons clair, il ne s’agit pas ici de mon avis mais bien d’un résumé des plus simples que je vous propose. Je préfère préciser avant qu’on ne me taxe encore de croyante. Cela a le don de m’agacer).

Or, l’homme lui-même se dresse (plus ou moins consciemment) depuis toujours contre l’idée d’une puissance supérieure contre laquelle il ne pourrait rien : certains luttent contre un ou des dieux suprêmes, des divinités ou encore contre le Destin mais, plus prosaïquement, c’est surtout contre nos parents que nous nous battons pour nous affirmer. Des « parents » que peuvent aussi être, d’une certaine façon, les dieux ou les puissances surnaturelles censés nous gouverner selon les différentes religions qu’a connu et connaît encore notre monde : ça n’est pas pour rien, par exemple, que le dieu chrétien est ainsi parfois surnommé « le Père ». De plus, la plupart des religions proposent leur version de la création du monde et, chaque fois, l’être humain « naît » d’une puissance surnaturelle (un dieu ou quelque chose de plus abstrait) : nous sommes considérés, par ces religions, comme les enfants de ces puissances ou de ces dieux.

Mais nous ne pouvons pas supporter d’être enchainés à une vie dont on a pas tout décidé (attention, hein, je parle globalement, parce que notre société actuelle s’amuse bien à nous faire croire que nous sommes libres alors que cela est très fortement discutable… mais c’est un autre débat). Passer notre vie sous le commandement, plus ou moins direct et franc, de nos parents, qui qu’ils soient, n’est pas dans notre nature : nous nous rebellons, tels des adolescents qui souhaitent devenir adultes et, donc, pouvoir construire leur propre existence.

C’est également le cas de Lucifer dont le nom (Porteur de Lumière) peut aussi signifier qu’il nous amène vers la lumière et, donc, vers la connaissance. Des connaissances, des savoirs qui nous permettent de nous affranchir, de nous libérer des dieux, des parents et de devenir nous-mêmes, quitte à faire parfois des erreurs de parcours.

Finalement, Lucifer est donc un personnage très humain ou de plus en plus humain.

Pour conclure sur le vampire, c’est probablement pour cette raison que Dracula est devenu Edward Cullen : monstre malgré lui, monstre déterminé à changer, monstre qui ne veut pas être un monstre.

Dommage que la saga Twilight n’ait pas vu le jour à une époque où la réflexion était encore primordiale… Dans Twilight, seul le premier roman est intéressant pour qui est curieux, comme moi, au sujet de l’évolution des figures du désordre dans le temps (et encore, je dirais même que seul le début du roman est intéressant, quand nous découvrons seulement les personnages qui, ensuite, sont mal utilisés au profit d’un récit sans intérêt ou tout juste distrayant).

 

Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar  1790-1791 Huile sur toile, 76 × 63 cm.  Goethe Museum, Francfort
Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar
1790-1791
Huile sur toile, 76 × 63 cm.
Goethe Museum, Francfort

 

Parmi les vampires célèbres, je retiendrais aussi Clarimonde, personnage central de La Morte Amoureuse de Théophile Gautier : le mot « immonde » est entendu dans son nom. C’est une séductrice, une courtisane qui n’hésite pas à se nourrir du sang de son amant pour rester en vie. Pourtant, elle est décrite comme une très belle femme. Une si belle femme que Théophile Gautier la décrit comme plus belle que ne pourrait même l’imaginer le meilleur peintre au monde ! Mais l’auteur n’hésite pas non plus à dire très clairement que cette femme est « Belzébuth en personne », c’est-à-dire le Diable en personne.

(Le tableau de Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar, ci-dessus, se trouve en couverture de La Morte Amoureuse édité par Classiques Bordas, je reviendrai sûrement sur ce tableau dans un prochain article car il est très intéressant et a été souvent copié.)

La beauté, l’apparence… Des créatures que nous avons souvent imaginées comme hideuses et effrayantes deviennent parfois si belles qu’elles nous attirent à elles. La beauté devient alors un piège dont il faut savoir se méfier. « L’habit ne fait pas le moine », voilà ce que nous apprend le « romantisme noir » qui est au centre de l’exposition dont je vous parle depuis le début de cet article. C’est une idée qui, finalement, s’est répandue au XIXe siècle au sein du mouvement Romantique pour former ce que certains surnomment, donc, le Romantisme Noir. Ainsi, le monstre est inquiétant, effrayant et dangereux mais il sait aussi être beau, attirant, fascinant. A tel point que la frontière entre ange et démon est parfois difficile à saisir. Nous voilà alors face un ange bizarre… Un ange du bizarre.

Pfiou ! Vous ne serez probablement pas nombreux à lire tout ça. Mais tant pis, j’espère au moins que cela aura intéressé certains !