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Bruegel : histoires au cœur de l’hiver

Joyeuses Fêtes à tous !

Je n’ai pas eu l’occasion de vous proposer un article d’Halloween cette année. Mais je suis contente de vous retrouver pour notre traditionnel article de Noël !

Cette année, je vous emmène au XVIème siècle. Voilà longtemps que nous n’avions pas fait un tel saut dans le temps ! Nous nous rendons en Belgique que nous appelons alors les Pays-Bas Espagnols. C’est l’hiver, la neige est tombée en abondance. La scène est idéale pour Pieter Bruegel l’Ancien, peintre de l’hiver.

Sommaire

Qui était Pieter Bruegel l’Ancien ?
Les petits théâtres de Bruegel
Bruegel l’Ancien, Bruegel le Jeune : plusieurs versions d’une même œuvre
Bruegel, entre mythe et réalité
Bruegel et Bruegel : de père en fils
Conclusion
Sources

Qui était Pieter Bruegel l’Ancien ?

Pieter Bruegel, dit l’Ancien (parce que son fils s’appelait aussi Pieter Bruegel, dit le Jeune, du coup, pas bête), ou Pierre Bruegel en France, est un peintre et graveur brabançon (ancien comté des Pays-Bas Espagnols, aujourd’hui situé en Belgique) du XVIème siècle. Il fait partie des plus célèbres peintres de l’Ecole Flamande, en plein Siècle d’Or Hollandais, parmi Jan van Eyck, Jérôme Bosch ou encore Pierre Paul Rubens, Vermeer ou Rembrandt.

De sa vie, on ne sait presque rien. On estime qu’il est né vers 1525 et l’on sait qu’il est mort à Bruxelles en 1569. Il existe peu de sources écrites à son sujet. Cela fait de lui un peintre relativement mystérieux (même s’il l’est moins que Jérôme Bosch, que les sujets de ses peintures ont participé à mystifier bien davantage ; j’espère que nous aurons l’occasion de parler de lui sur Studinano, un de ces quatre). Les peintures de Pieter Bruegel sont en effet très reconnaissables.

Pieter Brueghel l’Ancien, La Tour de Babel, Huile sur toile, 1,140mm x 1,550mm, XVIe siècle (1563), Kunsthistorisches Museum Vienna (Autriche)
Pieter Brueghel l’Ancien, La Tour de Babel, Huile sur toile, 1,140mm x 1,550mm, XVIe siècle (1563), Kunsthistorisches Museum Vienna (Autriche)

D’ailleurs, nous avions déjà parlé de Bruegel l’Ancien sur Studinano et, en particulier, de l’une de mes peintures préférée, qu’il a réalisé : la Tour de Babel (voir ci-dessus). Vous pouvez retrouver plus d’information sur cette œuvre dans cet autre article.

Les petits théâtres de Bruegel

Pieter Bruegel peint essentiellement la vie quotidienne du peuple de son temps et de son pays. Ses toiles fourmillent de vie et de détails qui donnent l’impression qu’elles bougent, comme si nous regardions les acteurs d’un théâtre miniaturisé. Ses personnages ont des trognes caricaturales, très expressives, comme s’ils portaient des masques grotesques. Cela leur permet de nous transmettre des émotions très variées.

Dans le même temps, cela a donné à Bruegel l’Ancien l’image d’un peintre de la joie. Les experts discutent beaucoup autour de cette réputation. Pour certains, les peintures du maître pourraient paraître plus joyeuses et gaies qu’elles ne le sont réellement. Pour d’autres, l’artiste dépeignait bien les bonheurs simples comme nul autre. Nous verrons plus après qu’il est parfois difficile de déterminer avec exactitude les intentions de Bruegel car sa production était essentiellement le résultat de commandes.

Pieter Bruegel l'Ancien, Paysage d'hiver avec patineurs et trappe à oiseaux, Huile sur bois, 37 × 55,5 cm, 1565, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.
Pieter Bruegel l’Ancien, Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à oiseaux, Huile sur bois, 37 × 55,5 cm, 1565, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.

En tout cas, il faut reconnaître qu’il est troublant d’observer certaines de ses peintures, comme Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à oiseaux (voir ci-dessus), une de ses oeuvres les plus populaires et les plus connues. Le peintre nous y détaille nombre de loisirs et de jeux auxquels les gens s’adonnent en toute quiétude sur la glace. Paradoxalement, nous nous attendrions naturellement à voir représentée la dureté des conditions de vie hivernales (froid, famine, maladies, accidents…). C’est pourtant une vie de plaisirs simples qui, à première vue, nous est présentée. Notre inconscient collectif a plutôt retenu le labeur incessant des paysans, des serfs et des autres membres du Tiers Etat, contraints de rendre des comptes aux Seigneurs locaux et payer de nombreux impôts.

Nous verrons que la peinture de Bruegel ne s’arrête néanmoins pas aux apparences. Les mises en scène de ses tableaux sont complexes mais permettent de raconter une multitude d’histoires en une scène fixe.

Comme dans un Où est Charlie d’un autre temps, Bruegel l’Ancien nous entraine dans des images devant lesquelles il n’est pas rare de devoir passer un certain temps pour en saisir tous les détails. Et si la scène peut paraître triviale, dans un premier temps, elle recèle souvent des trésors.

C’est le cas de la toile que j’ai choisi de vous présenter aujourd’hui, en cette période de Noël : l’Adoration des Mages (oui, vous aurez envie de manger des galettes avant même d’avoir mangé vos bûches, c’est comme ça).

Bruegel l’Ancien, Bruegel le Jeune : plusieurs versions d’une même oeuvre

Bruegel a réalisé plusieurs peintures sur ce sujet alors précisons : nous parlerons essentiellement de l’Adoration des Mages dans un paysage d’hiver (parce qu’on veut de la neige en hiver, bon sang ! Rendez-nous notre climat nordique, qu’on puisse à nouveau blaguer sur nos igloos ch’tis !), réalisée en 1563. Il s’agit de cette œuvre :

Pieter Bruegel l'Ancien, L'Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d'hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.
Pieter Bruegel l’Ancien, L’Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d’hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.

Il existe plusieurs versions de l’œuvre . On fait le compte : Bruegel a peint plusieurs tableaux représentant la scène de l’Adoration des Mages. Et l’Adoration des Mages dans un paysage de neige a ensuite été copiée plusieurs fois par son fils.

Personne n’est perdu ?

Alors voici l’explication : il n’était pas rare qu’un peintre peigne plusieurs fois un même sujet, notamment religieux, sous des angles plus ou moins différents. Il n’était pas rare non plus que des peintres fassent deux versions (ou plus) d’un même tableau. Les raisons à cela étaient diverses : certains tableaux étaient des essais, d’autres des copies conçues pour la vente. Dans le cas de Bruegel l’Ancien, notons que son fils Bruegel le Jeune a pu réaliser des copies d’œuvres de son père (a priori, pour satisfaire des commandes et, ma foi, il faut bien manger, hein !) Les talents d’imitateur de Bruegel le Jeune envers l’œuvre de son père sont souvent soulignés. Et, en effet, si je vous proposais un petit qui a peint quoi, vous seriez bien embêtés pour y répondre (et moi aussi, très certainement, car j’ai eu des surprises en écrivant cet article).

En ce qui concerne l’Adoration des Mages dans un paysage d’hiver, j’ai pu admirer celle du Musée Correr de Venise (voir ci-dessus). Mais il faut avouer que mes photos ne sont pas bien belles. La version que je vais donc vous proposer d’admirer est celle de la Reinhart Collection, qui se trouve aujourd’hui dans la villa Am Römerholz à Winterthur (un nom de circonstance ;)) dans le Canton de Zurich en Suisse.

De plus, le tableau que j’ai vu a été peint par Bruegel Le Jeune et non pas Bruegel l’Ancien. Et ce n’est qu’une des copies de cette toile. Mais cela nous donnera l’occasion de jouer au jeu des sept différences ensemble ;)

Bruegel, entre mythe et réalité

La peinture que j’ai choisie est une huile sur bois de 1563 qui nous montre une vue d’un village de Flandres tel qu’il devait en exister au XVIème siècle, au temps de Bruegel l’Ancien.
Il neige à gros flocons mais de nombreuses personnes se pressent dans les rues.

Pour décrire au mieux cette peinture pleine de vie, nous allons procéder par étapes. Commençons par l’arrière plan.

Peindre l’hiver
Détail : un château à l'arrière plan, dans les brumes hivernales. Pieter Bruegel l'Ancien, L'Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d'hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.
Détail : un château à l’arrière plan, dans les brumes hivernales.
Pieter Bruegel l’Ancien, L’Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d’hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.

Au bout de l’allée principale, nous pouvons distinguer la silhouette d’une bâtisse beaucoup plus grande que les autres. Elle est vraisemblablement en pierre et possède des tours et une entrée qui semble assez monumentale. Il s’agit très probablement d’un château. Des gardes en armure et armés protègent le passage. Il s’agit de la rangée de personnages qui se trouvent juste derrière la roue.

On voit passer de nombreux personnages courbés par le froid. Ils tentent vainement de se réchauffer en serrant leurs bras sur leur poitrine. Au premier plan, un enfant semble faire de la luge sur l’eau gelée. D’un trou dans la glace, des personnes viennent tirer de l’eau qu’ils ramènent à l’aide de seaux. D’autres portent des sacs ou semblent couper du bois. Sous une sorte de tente, un feu réchauffe quelque chose. C’est la seule source de chaleur qui existe dans cette image.

Détail : habitants tirant de l'eau depuis un trou dans la glace. Un enfant faisant de la luge tandis que sa mère semble lui crier de revenir à elle. Pieter Bruegel l'Ancien, L'Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d'hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.
Détail : habitants tirant de l’eau depuis un trou dans la glace. Un enfant faisant de la luge tandis que sa mère semble lui crier de revenir à elle.
Pieter Bruegel l’Ancien, L’Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d’hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.

On perçoit bien la dureté de l’hiver qui frappe le village. On dit que Bruegel est un des premiers à peindre la neige.

« Bruegel est l’un des premiers à représenter l’hiver en tableaux monumentaux, insistant sur la représentation de la neige. Avec lui, l’hiver devient un sujet. »

RTBF, « Bruegel et ses paysages d’hiver, un témoignage historique du climat au XVI siècle ? », 03/12/2018 

Il serait tombé en admiration devant les paysages enneigés qu’il a croisés lors de son Grand Tour (1553-1555), voyage initiatique que de nombreux artistes ont longtemps effectué en Italie pour apprendre leur métier auprès des grands maîtres de cette région du monde. Il en a ramené des croquis des montagnes et des paysages hivernaux qu’il a pu observer.

« C’est dans les premiers temps d’une carrière assez courte (une vingtaine d’années), en 1552, que Bruegel effectue son voyage en Italie, d’où il rapporte, non des vues de monuments antiques, comme les autres « fiamminghi », mais des dessins de paysages, alpins en particulier. Commencés sur le motif et terminés à l’atelier, ces dessins sont absolument remarquables. Avec autant de précision dans le détail que de souplesse et de légèreté dans les graduations lumineuses, ils rendent compte, dirait-on, d’une expérience exaltante, comme si l’auteur éprouvait l’ivresse de l’immensément ouvert, de l’infini déploiement de la croûte terrestre – montagnes, vallées, plaines, fleuves, lacs, villes – sous la béance du ciel. Il y a là un sentiment de la totalité du monde, comparable seulement à ce qu’un Léonard de Vinci avait exprimé dans ses rares dessins de paysages. Ces dessins des Alpes furent déterminants pour l’art de Bruegel qui, par la suite, emplit nombre de ses tableaux de sublimes paysages, où les grasses campagnes se hérissent d’hétéroclites pitons rocheux, paysages qui englobent littéralement les scènes religieuses ou profanes qui s’y déroulent. Certes, Bruegel reprend là une tradition instaurée par Joachim Patinir, à Anvers même, dans les premières décennies du siècle : la formule du « paysage monde », vue panoramique déployée à perte de vue. Mais, là où Patinir « miniaturisait » l’infini, noyant tout dans un air bleu, enchanteur et irréel, Bruegel dote l’immensité, terre et ciel, de la même consistance concrète qu’il confère aux détails des premiers plans. L’espace ainsi construit est colossal, parfois même vertigineux. »

Manuel Jover, « Bruegel, le géant flamand », dans Connaissance des Arts, 31/07/2019

Dans ce tableau, on peut trouver deux explications à cet hiver rude :

  • Dans un premier temps, une observation de la météo de son temps. L’hiver était alors plus marqué qu’aujourd’hui dans les régions du Nord de l’Europe, frappées par une petite ère glacière qui durera jusqu’au milieu du XIXème siècle.
  • Dans un second temps, une allégorie montrant la dureté de la vie à cette période de l’Histoire dans son pays.
Détail : une église semble être en ruines. Pieter Bruegel l'Ancien, L'Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d'hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.
Détail : une église semble être en ruines.
Pieter Bruegel l’Ancien, L’Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d’hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.

Pour appuyer cette idée, un autre grand bâtiment se distingue des autres, à droite de la peinture. Il semble en ruine mais ses fenêtres ressemblent à celles des églises ou des cathédrales. Un des murs semble maintenu par une grande poutre en bois. On devine que ce qu’il reste de l’édifice menace de s’effondrer.

Une scène ; des histoires multiples

Bruegel voulait-il témoigner de l’état de son pays à l’époque où il a peint cette scène ? L’église en ruine pourrait être la représentation, factuelle ou imagée, des Guerres de Religion qui agitent alors l’Europe. De plus, peu de temps après la réalisation de cette peinture, signe qu’une crise secoue ce territoire, les Pays-Bas Espagnols connaîtront un conflit que l’on surnomme la Révolte des Gueux (ou Guerre de Quatre-Vingt Ans). Représenter ainsi un bâtiment religieux, dans un état de délabrement avancé (il n’a plus de toit, il neige dans ce qui fut son intérieur), peut être le signe des conflits qui marqueront l’Histoire, en particulier des cultes, du XVIème au XVIIIème siècle.

« Pieter Bruegel l’Ancien (vers 1525-1569), le grand, le fondateur de la dynastie à ne pas confondre avec ses fils Pieter Bruegel II dit « d’Enfer » et Jan Bruegel dit « de Velours », vécut en un siècle où son pays, la Flandre d’alors, était sous le joug de la couronne espagnole, qui réprimait férocement toute contestation. Le Conseil des Troubles fut instauré pour cela. Et l’Inquisition châtiait tout ce qui était suspecté d’hérésie, en un temps où la Réforme se répandait dans tout le nord de l’Europe. Les années 1560 furent celles où se nouèrent des luttes qui, à terme, menèrent à l’indépendance des Pays-Bas. »

Manuel Jover, « Bruegel, le géant flamand », dans Connaissance des Arts, 31/07/2019

Pourtant, à l’opposé gauche de la peinture, une scène vient casser l’apparent réalisme et la trivialité de la scène. Une histoire bien connue : dans une étable, on aperçoit la Vierge Marie et son enfant, Jésus, dans ses bras. Des pèlerins arrivent pour lui présenter leurs vœux et ce ne sont pas n’importe lesquels : les Rois Mages.

L’Adoration des Mages
Détail : les Rois Mages viennent visiter la Sainte Vierge. Pieter Bruegel l'Ancien, L'Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d'hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.
Détail : les Rois Mages viennent visiter la Sainte Vierge.
Pieter Bruegel l’Ancien, L’Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d’hiver), Huile sur bois, 35 x 55 cm, 1563, Am Römerholz, Suisse.

C’est cette toute petite partie qui donne son nom à cette peinture, comme révélée par une observation minutieuse de l’ensemble : l’Adoration des Mages. Le récit biblique, tiré de l’Evangile selon Matthieu, raconte que des Rois Mages seraient venus d’Orient, guidés par une étoile (l’Etoile du Berger qui s’est finalement avérée être la planète Vénus et non une étoile) pour rendre hommage à Jésus. Ils sont trois : Melchior, Gaspard et Balthazar. Ils auraient apporté avec eux des présents : l’or, la myrrhe et l’encens. C’est cette histoire que l’on surnomme l’Adoration des Mages et qui fut représentée nombre de fois au cours de l’Histoire des Arts. Nous avons vu que Bruegel lui-même en avait fait plusieurs versions, signe de son importance dans l’imaginaire chrétien.

Pieter Bruegel le Jeune, L'Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d'hiver), Huile sur bois, 36 x 57 cm, n.d., Collection particulière, France.
Pieter Bruegel le Jeune, L’Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d’hiver), Huile sur bois, 36 x 57 cm, n.d., Collection particulière, France.

Dans la version de Bruegel Le Jeune (voir ci-dessus), l’ensemble de la scène est plus détaillée, bénéficie d’un traitement plus net et il ne neige pas.  Les couleurs sont également plus vives. Cela nous permet de voir davantage de détails.

Détail : Adoration des Mages par Bruegel le Jeune. Pieter Bruegel le Jeune, L'Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d'hiver), Huile sur bois, 36 x 57 cm, n.d., Collection particulière, France.
Détail : Adoration des Mages par Bruegel le Jeune.
Pieter Bruegel le Jeune, L’Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d’hiver), Huile sur bois, 36 x 57 cm, n.d., Collection particulière, France.

Dans la partie qu’il consacre à l’Adoration des Mages, certains chercheurs pensent qu’il aurait pu glisser un portrait de son père, Bruegel l’Ancien, parmi les Rois Mages (voir ci-dessus).

Détail : Des soldats en bleu et or. Pieter Bruegel le Jeune, L'Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d'hiver), Huile sur bois, 36 x 57 cm, n.d., Collection particulière, France.
Détail : Des soldats en bleu et or.
Pieter Bruegel le Jeune, L’Adoration des Mages dans un paysage de neige (ou dans un paysage d’hiver), Huile sur bois, 36 x 57 cm, n.d., Collection particulière, France.

Sur cette version de la peinture, on peut voir plus clairement certains personnages. C’est le cas notamment de certains soldats ou gardes de la cité (voir ci-dessus) qui semblent porter des armoires bleues et or. Les vêtements des personnages sont aussi beaucoup plus détaillés, là où dans la version de son père, tout semble frémir dans le froid comme sous une vraie tempête de neige. Chez Bruegel l’Ancien, la touche est plus marquée. Tandis que chez Bruegel le Jeune, on pourrait presque parler d’un style plus « cartoonesque » tant les contours des formes sont précises et les couleurs marquées. D’autant plus que l’on retrouve les personnages burlesques de son père, à la carrure forte, la tête quasiment visée aux épaules et le tronc court, rappelant les personnages de certains de nos dessins animés modernes et contemporains, aux silhouettes simplifiées et enfantines.

Comme dans de nombreuses peintures religieuses, les espace-temps se superposent ici. La réalité rencontre la fiction, les légendes, la mythologie. Ici, la vie au XVIème siècle, au cœur des Pays-Bas Espagnols, fusionne avec le temps de la Bible et sa réalité, son imaginaire. L’étable où Jésus aurait vu le jour est transposée dans un autre lieu et une autre époque : de Béthléem au Nord de l’Europe ; de l’Antiquité (si tant est que nous puissions dater comme un fait véritable la naissance de Jésus) à la Renaissance. Ainsi, les légendes bibliques deviennent intemporelles et universelles. De plus, dans un esprit humaniste, elles sortent du monde sacré pour entrer, comme c’est le cas ici, dans la vie de tout un chacun. Le monde des dieux n’est plus ; il est inscrit dans le monde humain.

« Même les scènes bibliques ou historiques se déroulent dans le monde contemporain de l’artiste, en costumes modernes et dans un environnement flamand. Ce processus d’actualisation des thèmes n’est ni nouveau ni unique en son temps, certes. Mais l’actualisation, chez Bruegel, est aiguë, elle acquiert une pertinence et une acuité de sens inédites jusqu’alors. Et qui culminent peut-être dans l’Adoration des mages dans un paysage d’hiver, du musée de Winterthur, où l’événement passe presque inaperçu, dans un coin, voilé par les myriades de flocons tombant sur les villageois affairés. Le sacré s’insère dans la vie quotidienne avec un naturel déconcertant, le peintre graduant à sa guise les effets de réalité. »

Manuel Jover, « Bruegel, le géant flamand », dans Connaissance des Arts, 31/07/2019

On remarque d’ailleurs que la vie continue autour de la scène biblique, pourtant ô combien importante pour les croyants. Elle n’est pas un évènement pour les autres personnages visibles ; l’histoire est rendue ordinaire. Elle est mise sur le même plan que le reste. Elle n’occupe d’ailleurs qu’une toute petite partie du tableau, en bas, à gauche. Une partie est même dissimulée par un pan de mur et les nombreux flocons qui agitent l’ensemble du tableau. C’est l’être humain ordinaire qui occupe la place centrale de l’œuvre et non plus le sacré, la religion et ses icônes.

La pratique, assez iconoclaste d’ailleurs, n’est pas sans lien avec l’expansion du Calvinisme et, plus généralement, du Protestantisme.  Notons, de plus, que la Vierge Marie, tout comme les Rois Mages considérés comme des Saints dans la religion catholique, sont représentés sans auréole. Ils semblent être de simples humains ordinaires.

Semblent bien exister des liens avec les Guerres de Religion ainsi qu’avec l’Humanisme de la Renaissance qui fait évoluer les mentalités depuis déjà plusieurs décennies, plaçant l’Homme au centre des préoccupations, plutôt que Dieu (ou les dieux).

Bruegel et Bruegel : de père en fils

Comme le rappellent les chercheurs ayant contribué à l’ouvrage Bruegel et l’Hiver (voir Sources), il est important de ne pas analyser une œuvre uniquement sur ce qu’elle représente mais de chercher aussi à qui elle était destinée.

Il y a plusieurs histoires dans un tableau, quel qu’il soit, et c’est d’autant plus vrai chez Bruegel comme chez son fils, qui furent les peintres d’une certaine élite bourgeoise locale. Ces histoires qui s’entremêlent comme les fils d’une toile sont :

– D’abord, le sujet du tableau (dans le cas qui nous intéresse : l’Adoration des Mages).
– La représentation que l’artiste fait du sujet (l’Adoration des Mages plongée dans une scène de genre, sous la neige du Nord de l’Europe).
– Le contexte historique au moment où l’œuvre est réalisée (ici, les Guerres de Religion, notamment).
– Et l’un des points souvent mis de côté, voire oublié : à qui le tableau est-il destiné ?

C’est moins le cas aujourd’hui (encore que… vaste débat !) mais les artistes ont très longtemps dépendu de mécènes et de commanditaires. Des personnes souvent fortunées et puissantes. Leurs œuvres étaient essentiellement des commandes. Autrement dit, ils ne peignaient pas ce qu’ils voulaient et leur travail devait plaire pour être acheté. Comme n’importe quel autre bien. Ils étaient ce que nous appellerions des artisans, de nos jours, voire des graphistes ou des designers (je me suis déjà souvent opposée aux gens qui considèrent que les artisans, graphistes et autres créateurs et créatifs ne sont pas des artistes : bien sûr qu’ils le sont ! Aucun artiste ne vit d’amour et d’eau fraîche, malheureusement.)

Par ailleurs, l’on sait que Bruegel était aussi dessinateur. Les gravures tirées de ses dessins, largement diffusées, lui ont apporté une certaine notoriété. Il signait ses toiles, comme de plus en plus d’artistes de l’époque, preuve qu’il devait être reconnu de son vivant.

Tout laisse croire que les affaires marchaient bien, pour lui.

Bref, si Bruegel et son fils dépeignent leur époque et que leurs peintures s’inscrivent dans l’air du temps, c’est aussi pour répondre à des commandes. Il convient donc d’être prudent avant de penser qu’une œuvre est porteuse d’un message ou représente une critique de son temps. En effet, quand un banquier lui commande une peinture, on imagine qu’il est serait malvenu de lui livrer la représentation de la misère économique et sociale du pays, causée par des impôts trop lourds.

Après lecture de Bruegel et l’Hiver, le journaliste Harry Bellet écrit dans Le Monde des Livres :

En collaborant avec une équipe de recherche internationale, les historiens d’art ont reçu le secours d’autres historiens. Leurs approches croisées permettent de bousculer quelques idées reçues, comme celle qui lisait dans Le ­Dénom­brement de Bethléem une critique du peintre contre les impôts injustes écrasant les pauvres gens. Une fois identifié le commanditaire du tableau, Jan Vleminck, banquier de la régente Marguerite de Parme et seigneur de Wijnegem, qui à ce titre percevait le cens auprès de ses paysans, l’hypothèse est soudain moins crédible. Qui voudra se convaincre des précautions à prendre avant d’écrire des bêtises sur un tableau lira avec profit le chapitre consacré à l’historiographie et la fortune critique de Bruegel : il est exemplaire.  »

Source : Revue de presse, site d’Acte Sud pour Bruegel et l’Hiver.

L’image de l’artiste engagé en prend un coup, je sais ! Ceci dit, on peut penser que ces artistes, qui étaient souvent des personnes intelligentes et cultivées, étaient assez malignes pour séduire les commanditaires sans se départir totalement de leur esprit critique et de leur individualité artistique. Mais n’oublions pas que nous prêtons là des intentions à des personnes que plusieurs siècles séparent de nous. Nous analysons leur travail avec nos yeux, nos expériences, nos savoirs actuels. Dans le cas de Bruegel, nous savons peu de choses de sa vie et devons faire de nombreuses conjectures. Si nous avions une machine à voyager dans le temps, peut-être que cet artiste nous dirait que nous nous trompons totalement sur ses intentions. Nous serions peut-être même surpris par elles. Alors, comme pour n’importe quelle analyse d’œuvre, la prudence est de mise.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Dénombrement de Bethléem, Huile sur bois, 116 × 164,5 cm, 1566, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.
Pieter Bruegel l’Ancien, Le Dénombrement de Bethléem, Huile sur bois, 116 × 164,5 cm, 1566, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.

Dans un autre de ses célèbres tableaux enneigés, Bruegel l’Ancien dépeint une autre scène biblique « cachée » dans un village flamand en hiver, d’apparence triviale. Ce tableau s’intitule Le Dénombrement de Béthléem (voir ci-dessus). Ce tableau « date de 1566, une année qui connaît une vague iconoclaste extrêmement violente. On a voulu interpréter ce tableau comme une critique à peine voilée du gouvernement des Habsbourg, mais ça ne se vérifie pas du tout (Source). » En effet, voici ce qu’explique l’historienne de l’art, Sabine Van Sprang :

« Il est en effet anachronique de s’imaginer qu’un artiste du XVIe s puisse exprimer ses convictions personnelles dans des tableaux de commande, sans tenir compte des convictions des commanditaires. La clientèle connue de Bruegel est composée de grands commerçants, de gens proches du gouvernement. Ce n’est certainement pas un tableau qui remet en question le gouvernement central. »

Sabine Van Sprang dans RTBF, « Bruegel et ses paysages d’hiver, un témoignage historique du climat au XVI siècle ? », 03/12/2018 

La polysémie des œuvres de(s) Bruegel
Pieter Bruegel l'Ancien, Paysage d'hiver avec patineurs et trappe à oiseaux, Huile sur bois, 37 × 55,5 cm, 1565, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.
Pieter Bruegel l’Ancien, Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à oiseaux, Huile sur bois, 37 × 55,5 cm, 1565, Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles.

Dans un autre paysage hivernal encore Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à oiseaux (voir ci-dessus), Bruegel l’Ancien dépeint des gens faisant du patin sur un fleuve gelé. Loin de sembler mourir de faim, comme on pourrait l’imaginer, la région est alors riche et l’économie florissante. La scène est festive, les gens semblent s’adonner à divers loisirs permis par le grand froid. L’artiste semble montrer l’aspect positif de l’hiver et les possibilités qu’ont les gens de s’amuser, alors que nous voyons plutôt les gens du peuple au travail, habituellement. Il semble donc bien exister une vie en dehors du travail !

Pourtant, on pourrait analyser cette peinture au-delà du visible. Le symbolisme est très présent dans les œuvres de la Renaissance et notamment chez Bruegel l’Ancien. On peut notamment voir un piège à oiseaux dans cette peinture. Or, les oiseaux symbolisaient l’âme. Ce piège pourrait donc être celui du Diable, prêt à attraper les gens s’adonnant trop aux plaisirs.
On remarque aussi un trou dans le lac gelé, dans lequel un imprudent pourrait facilement tomber.
Quant à la composition de la scène, elle nous place en hauteur par rapport au fleuve qui s’éloigne dans le lointain, disparaissant dans l’horizon hivernal. S’agit-il d’une allégorie de la vie, sur laquelle les patineurs glissent plus ou moins facilement, essayant de se maintenir debout, tant bien que mal, et d’éviter les dangers, les accidents ?

« Le Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, comme les autres scènes d’hiver de la main de Bruegel, est une oeuvre résolument innovante. Au cours des décennies suivantes, ces représentations enneigées donneront naissance à une véritable tradition picturale. Hendrick Avercamp (né à Amsterdam en 1585) en sera l’un des principaux tenants. Loin d’être des oeuvres uniquement contemplatives, les paysages hivernaux de Bruegel l’Ancien dissimulent souvent un sens caché. Outre les différents degrés de lecture possibles, ces paysages enneigés sont avant tout des fresques incroyablement vivantes illustrant les moeurs et coutumes du Brabant au XVIe siècle. »

Jennifer Beauloye, Bruegel et l’hiver, pour Google Arts & Culture

Une œuvre est toujours polysémique : elle a plusieurs sens. On peut la lire de façon littérale : décrire ce qu’on y voit. Puis, l’analyse nous amène à décrypter ses sens plus ou moins cachés. À titre personnel, c’est ce qui me plaît dans l’analyse d’oeuvre : l’impression d’être devant une énigme à résoudre, un coffre au trésor à ouvrir.

Conclusion

Bref, connu pour ses représentations de l’hiver, Bruegel a aussi peint de nombreuses autres œuvres et, par conséquent, dépeint d’autres saisons.

Les saisons sont le principal signe visible du temps qui passe. Elles sont perceptibles par tous les hommes, des plus pauvres aux plus puissants. Elles balisent nos existences depuis nos premiers pas jusqu’à la tombe. Elles ont longtemps semblé être immuables – nous savons aujourd’hui qu’elles sont le résultat d’un équilibre très fragile, que nous mettons à mal depuis maintenant plusieurs siècles. Quoi qu’il en soit, rien ne saurait arrêter la course folle du temps qui passe et c’est aussi ce dont parlent les œuvres de Bruegel.

Une chose semble rester éternelle, capable de traverser les temps, les frontières, dans ce tableau : les religions, les croyances (en l’occurrence chrétiennes). Bruegel n’en fait pas un élément ostentatoire de son œuvre et c’est en cela que l’on perçoit la montée du Protestantisme en terres de Flandres. Toutefois, elle est présente dans un coin de l’œuvre, discrète mais toujours présente. Malgré la dureté de l’hiver, malgré les conflits et tandis que la vie suit son cours, que le monde des hommes change, se transforme, évolue, Bruegel laisse entendre que la foi reste dans un coin des esprits et des cœurs, accompagnant la vie des hommes comme un héritage toujours d’actualité.

« Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison. »

Charles Baudelaire, « L’Horloge », dans Les Fleurs du mal, 1861.

Personnellement, je suis athée mais c’est ainsi que ma maman, aujourd’hui décédée, vivait sa foi chrétienne : dans son cœur, comme un élément de son jardin secret qui n’avait pas à être exposé en place publique. Cela lui faisait du bien et était important dans sa vie. En cette veille de Noël, comme toujours, j’aurai une pensée pour elle car elle me manque énormément et j’ose croire qu’elle aurait apprécié la lecture de cet article et les œuvres de Bruegel.


Sources :

Tine Luk Meganck, Sabine van Sprang (dir.), Bruegel et l’Hiver, Paris, Actes Sud, 2018.
Revue de presse, site d’Acte Sud pour Bruegel et l’Hiver.
RTBF, « Bruegel et ses paysages d’hiver, un témoignage historique du climat au XVI siècle ? », 03/12/2018
Véronique Vandamme et Jennifer Beauloye pour Google Arts & Culture, « L’artiste et son métier, Bruegel peintre ».
Manuel Jover, « Bruegel, le géant flamand », dans Connaissance des Arts, 31/07/2019
Jennifer Beauloye, Bruegel et l’hiver, pour Google Arts & Culture

Zdzisław Beksiński : peindre le monde des cauchemars

Zdzisław Beksiński est de ces artistes dont les créations nous fascinent au premier regard, frappant en plein cœur, là où ça fait mal… et du coup, là où ça fait tellement de bien aussi. Son art est délicieusement sombre, terriblement beau. Son univers est original et poignant. Et même si son nom est imprononçable et que vous l’oublierez sans nul doute rapidement, il ne fait aucun doute que ses œuvres, elles, s’inscriront dans un coin de votre mémoire à jamais.

Zdzisław Beksiński
Zdzisław Beksiński

Je le dis ici et je le redirai sans doute ailleurs dans l’article : âmes sensibles s’abstenir ! Certaines de ses œuvres sont vraiment dures à regarder. En particulier si vous avez du mal avec les corps déformés, les cicatrices, les créatures humanoïdes pas forcément identifiables… Bref. Ne vous filez pas des cauchemars pour rien. Cela dit, je mettrai les « pires » œuvres en toute fin d’article donc vous devriez pouvoir le lire sans problème. Évitez juste de zieuter la galerie d’images, en bas de page, si vous ne le sentez pas.

Nous parleront essentiellement, ici, des peintures de Zdzisław Beksiński. Sachez, toutefois, qu’il a également touché à d’autres formes d’art, comme la sculpture, la photographie mais aussi le photomontage (y compris par ordinateur).

Qui était Zdzisław Beksiński ?

Zdzisław Beksiński est un artiste polonais né en 1929 et mort en 2005. Je prends le temps de préciser ces informations biographiques sommes toutes assez ennuyeuses parce que je pense que le contexte est important pour apprécier ses œuvres.

Zdzisław Beksiński
Zdzisław Beksiński

J’insiste donc : c’est un artiste polonais, né en 1929. Vous voyez un peu au milieu de quoi il a grandi ? Bon. Parce que la Seconde Guerre Mondiale occupe, à n’en pas douter, une grande place dans l’imaginaire de l’artiste. Dans certaines de ses peintures, la référence ne fait même aucun doute (voir, ci-contre, une de ses peintures représentant clairement un soldat allemand, à en juger par la forme de son casque). Toutefois, comme je le disais, ce n’est finalement qu’une question de contexte car Zdzisław Beksiński n’a jamais vraiment fourni d’explications concernant ses œuvres. Nous ne pouvons donc que faire des spéculations à leur sujet et essayer de les rattacher à ce qu’il a pu vivre, voir, entendre, faire comme expérience, etc.

« Un style unique, minutieux, aussi terrifiant que créatif, à l’image de sa vie. Né en 1929 dans la petite ville polonaise de Sanok qu’il quitte en 1977 pour un appartement dans une barre grise de Varsovie, Zdzislaw Beksinski n’aimait pas trop sortir de chez lui et vivait en fusion totale avec Zofia, sa femme prévenante et dévouée, Tomasz, son fils maniaco-dépressif et célèbre animateur radio, et les deux grands-mères dépendantes. »

(Source : Article RFI – « La renaissance du peintre polonais Beksinski, «The Last Family» »)

Sa femme est morte en 1998. Un an plus tard, son fils, animateur de radio, s’est suicidé.
Sa femme est morte en 1998. Un an plus tard, son fils, animateur de radio, s’est suicidé.

Notons aussi que l’artiste n’a pas hésité à brûler certaines de ses toiles, avant un déménagement, les jugeant « trop personnelles ». Il lui arrivait aussi de recouvrir des toiles quasiment achevées quand elles ne lui convenaient pas, pour repeindre au-dessus d’elles. Du coup, même si la plupart de ses œuvres n’ont pas de titre, on peut essayer de les comprendre en comprenant l’homme qu’il fut. Toutefois, il faut aussi retenir qu’il semblait avoir du mal à parler de choses trop personnelles dans ses tableaux. Nous verrons également que nous pouvons tout aussi bien nous passer de titre ou d’explications de l’artiste pour appréhender ses œuvres à notre manière, avec notre propre ressenti, nos propres connaissances et expériences.

Les œuvres inexplicables de Zdzisław Beksiński

Il ne fait aucun doute, à mon sens, que l’ambiance bien particulière qui marque chaque œuvre de Zdzisław Beksiński est de celle qui n’a pas besoin de mots : vous voyez ; vous comprenez. Son langage semble universel. Vous n’avez pas besoin d’explications pour être touché par ses tableaux. Dans le même temps, observer ses œuvres vous pousse à l’introspection. Qu’est-ce que je ressens ? A quoi cela me fait-il penser ? Et, sans nous en apercevoir, nous voilà déjà en train d’essayer de décrypter l’histoire qui se cache derrière l’œuvre que nous regardons.

A mon sens, l’échange entre le spectateur et l’œuvre se fait par les émotions, les sentiments ressentis. Ses œuvres vous prennent aux tripes, comme si elles nous touchaient personnellement. Bien sûr, cela varie d’une œuvre et d’une personne à l’autre. Il n’empêche, il y a, à coup sûr, au moins une œuvre de Zdzisław Beksiński  qui vous touchera, que vous puissiez l’expliquer ou non.

Je pense que quelqu’un qui voudrait vous parler durant des heures de l’œuvre de Zdzisław Beksiński n’aurait pas fondamentalement tort (et je ne dis pas ça parce que je suis justement en train de vous parler de lui et d’essayer de vous expliquer son travail)… C’est seulement que ses explications ne pourraient être qu’à des années lumières de ce qui fait réellement l’intérêt du travail de cet artiste. Car comment mettre des mots sur ce que l’on ressent ? C’est toujours extrêmement délicat. C’est aussi très personnel, très subjectif. Si j’essayais de vous décrire ce que je ressens devant une toile de Zdzisław Beksiński, vous pourriez très bien me dire que vous comprenez mais que vous ne ressentez pas tout-à-fait la même chose. Auriez-vous tort ? Aurai-je tort ? Pas vraiment. Après tout, l’artiste n’a pas donné de clef précise pouvant nous permettre de comprendre son oeuvre. Il n’existe pas de « dictionnaire » de Beksiński, qui apporterait une définition précise de ce que nous devrions voir dans chacun de ses tableaux. Et c’est aussi ce qui fait la beauté de son travail et la fascination qu’il provoque chez nous.

Zdzisław Beksiński et la mort

Cet artiste est aussi de ceux qui attisent une curiosité malsaine. Ses personnages osseux, ses corps cassés ou difformes, ses effrayants humanoïdes et le côté particulièrement organique de son travail, bercé par une palette chromatique restreinte, comme une brume oppressante, étouffante, attise la part de nous qui est fascinée par l’horreur, le malheur, la douleur… La mort aussi, sans aucun doute, qui règne en maître sur ce monde du rêve et du cauchemar.

Dans cette peinture, ne croirait-on pas reconnaître le Grand Monolithe Noir de 2001, l'Odyssée de l'Espace ?
Dans cette peinture, ne croirait-on pas reconnaître le Grand Monolithe Noir de 2001, l’Odyssée de l’Espace ?

On se croirait parfois dans Blade Runner (nouvelle mouture) ou Mad Max, avec son désert étouffant, à l’air orangeâtre saturé de poussière (voir ci-dessous, sur cette toile nous montrant une carcasse de voiture). Certaines peintures de l’artiste ont vraiment quelque chose de cinématographique, que soit dans les couleurs, la mise-en-scène, le cadrage… On pourrait y voir les décors d’un film de science-fiction post-apocalyptique, sans doute ponctué de scènes d’horreur particulièrement poignantes.

D’ailleurs, il semble que Zdzisław Beksiński voulait être réalisateur de cinéma mais que son père s’y opposa (source).

« [Dans The Last Family, film du réalisateur polonais Jan P. Matuszynski], il s’agit de raconter via le cinéma l’histoire de la famille le plus filmée de toute l’histoire de l’humanité. Beksinski a tout filmé et enregistré : des discussions banales en passant par les crises psychiques de son fils suicidaire, jusqu’à l’enterrement de sa propre mère. »

(Source : Article RFI – « La renaissance du peintre polonais Beksinski, «The Last Family» »)

On trouve aussi parfois, dans certaines de ses toiles, des personnages de légende qui ne nous sont pas inconnus. Le Sinistros ou encore la Mort sur son fidèle destrillé, peint maintes fois dans l’Histoire de l’Art (même si c’est tout de suite la version de Dürer qui me vient à l’esprit). On devine aussi des figures christiques, en pleine crucifixion, et des épisodes bibliques comme la Tour de Babel.

Danse macabre, représentations de la mort, entités supérieures, sortes de dieux, de déités, et toutes sortes de monstres : l’œuvre de Zdzisław Beksiński semble tout droit sortie du Necronomicon de H. P. Lovecraft. On s’attend presque à voir surgir Cthulhu, au milieu de l’épaisse poussière. On est passé de l’autre côté (on remarque d’ailleurs que l’artiste a peint plusieurs fois des sortes de portes, des portails étranges et plus ou moins rassurants), dans le monde obscur de Stranger Things, où vivent toutes sortes de créatures cauchemardesques et qui ressemble pourtant étrangement à notre monde réel. Des monstres dont l’allure humanoïde ne fait que renforcer leur inquiétante-étrangeté. Dans certains de ses tableaux, c’est l’absence même de toute vie qui est terrifiante. On entendrait presque le silence.

Tous ces éléments fascinent, pour d’obscures raisons. Les ténèbres ont toujours attiré l’homme et Zdzisław Beksiński est de ceux qui peignent les ténèbres, ce qui rend son travail diablement efficace (comme je le disais en introduction, son travail marque les esprits ; on se souvient de ses peintures car elles choquent, d’une certaine façon). Nous possédons tous une part d’ombre et c’est elle qui intéresse l’artiste – celle qui est en lui, sans doute, mais aussi celle de ses spectateurs. Notre intérêt pour son art, qui nous apparaît rapidement comme délicieusement sombre, pourrait donc être vu comme un intérêt pour notre subconscient, pour cette part d’ombre en nous. C’est en tout cas ainsi que je perçois son travail. Devant un Zdzisław Beksiński je me sens comme devant un miroir qui me renverrait l’image de ce que je ne peux pas voir de moi ; tout d’abord, mes peurs (qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, naïvement, ne sont pas toujours limpides et connues de nous), mais aussi mes envies (en particulier les plus sombres), mes rêves et mes cauchemars (lieux privilégiés d’expression de notre subconscient), le « monstre » en moi.

Zdzisław Beksiński et les horreurs de l’Histoire

Mais Zdzisław Beksiński ne se contente pas de peindre des scènes détachées de toute réalité. Il parle de notre monde, de sa cruauté et des souffrances que l’homme engendre ou subit. Son œuvre n’a rien d’optimiste ou d’utopiste. Il dépeint la face sombre du monde dans un univers fantastique, chimérique . Après tout, nos rêves et nos cauchemars, songes incontrôlables qui surgissent dans nos esprits chaque nuit, ne sont-ils pas plus honnêtes que nous ne le serons jamais ?

Les motifs et les sujets que choisit l’artiste sont souvent en lien avec l’Histoire. On reconnaît nettement des soldats allemands ou des chars d’assaut, çà et là, mais aussi le marteau et la faucille, symbole du Parti Communiste. Il peint aussi ce qui semble être des cathédrales – ou ce qu’il en reste. On aperçoit aussi parfois des véhicules aux silhouettes bien réelles. La réalité se mêle alors au cauchemar, le rendant plus inquiétant encore. Ce qui nous paraissait purement fictif devient étrangement familier.

Les images que produit ainsi Zdzisław Beksiński sont ainsi d’une incroyable expressivité. L’on perçoit la douleur de ses personnages alors même qu’ils semblent tous déjà morts ; l’on ressent leur solitude même en leur absence ; l’on comprend les références de l’artiste, qu’il parle de scènes bibliques ou d’évènements historiques gravissimes comme la Seconde Guerre Mondiale. L’être humain, de tout temps, est au centre de son œuvre. C’est un vaste cauchemar commun, universel, qu’il dépeint.

D’ailleurs, l’on ne s’échappe pas de l’univers de Zdzisław Beksiński. Ses personnages (même si ses tableaux n’en sont pas toujours pourvus, ils disposent tous d’une présence) font partie de cet univers et ne peuvent rien faire pour s’en échapper. Comme enfermés dans un dédale qu’ils ne distinguent pas forcément, ils cherchent inlassablement la sortie, la solution ultime à un mal être qui les dépasse. Mais cette sortie existe-t-elle ?  Zdzisław Beksiński a peint de nombreux portails mais comment savoir s’ils ne mènent simplement pas à un autre cauchemar ? Comment être sûr qu’ils mènent seulement quelque part ? Beaucoup de ses personnages sont seuls ; abandonnés par leur propre monde et les forces qui le régissent (pour peu qu’elles existent), abandonnés par leurs semblables. Les corps souffrent, sont décharnés, squelettiques, difformes, torturés.

Zdzisław Beksiński: Sans titre. 1984. Acrylique sur panneau. 98.5 x 101 cm. Collection privée (Wikimedia Commons).
Zdzisław Beksiński: Sans titre. 1984. Acrylique sur panneau. 98.5 x 101 cm. Collection privée (Wikimedia Commons).

Pour autant, il ne faut pas ôter du travail de Zdzisław Beksiński toute forme d’humour. Il fait preuve d’une certaine ironie. Je perçois cela comme une forme de désillusion mais l’homme semblait être quelqu’un d’enjoué et de drôle, contrairement à ce que son art dit de lui. Il dépeint ainsi un corps décharné et couvert de cicatrices, portant un tutu.

« A l’école, il faisait des dessins de nus, ce qui irrita un jour un prêtre qui lui dit: « Mon fils, tu mourras et tes dessins dégoûtants vont effrayer des générations » Beksiński considéra cela plutôt comme un compliment. »

(Source : Art Polonais – Des histoires sur l’art. L’histoire racontée par l’art. « Le côté obscur de l’âme. »)

Dans la vie de tous les jours, Zdzisław Beksiński semblait être quelqu’un de positif. Son œuvre torturée et tourmentée peut alors être considérée comme une échappatoire ; non seulement une façon d’exprimer sa pensée et sa personnalité, et un moyen d’échapper au régime dictatorial et totalitaire polonais d’Après-Guerre, peu enclin à supporter un travail artistique comme le sien. Son principal galeriste, Piotr Dmochowski, dit de lui qu’il était « bizarre » :

« Il était spécial. Il était un peu bizarre. C’était un homme d’une très grande intelligence, d’une très grande culture, érudit, il savait énormément de choses. Très bavard, très sympathique, mais, il ne sortait pas de chez lui. Il n’a jamais voyagé à l’étranger, il n’a jamais pris l’avion, il n’a jamais quitté d’abord sa ville natale et ensuite Varsovie où il a déménagé. Il était un homme très compliqué, très complexe, avec énormément de contradictions, mais avec une telle puissance d’esprit et de personnalité, qu’on pouvait passer avec lui douze heures à converser. Mais il avait ses quelques lubies et difficultés. En plus, il avait des problèmes de santé qui faisaient qu’il ne pouvait pas sortir. Il n’est jamais venu à aucun de mes vernissages et j’en ai fait des dizaines : en France, en Belgique, en Allemagne, en Pologne… Il restait toujours chez lui, enfermé, à travailler. Il écrivait beaucoup, des nouvelles, des contes. Il menait une grande correspondance, avec plusieurs personnes. Il y a deux mois, j’ai publié un grand livre de 850 pages de correspondance entre lui et moi. (…) « [L’]excellent film [The Last Family du réalisateur polonais Jan P. Matuszynski] montre un homme plein de contradictions et plein de manies. Par exemple, Beksinski détestait à serrer la main à quelqu’un. Toucher quelqu’un, cela le mettait mal à l’aise. Il ne m’a jamais dit le mot « merci ». Jamais. Pendant 30 ans que nous travaillions ensemble et pendant les douze ans où j’étais son marchand, à aucun moment, il ne m’a dit « merci ». Pourtant, je lui ai fait venir en Pologne des milliers de choses dont il avait besoin. Je courais comme un fou pour trouver tout cela. Je lui ai apporté cela à son domicile, et jamais, je n’ai entendu le mot « merci ». Donc, il était bizarre. »

(Source : Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »)

Certaines de ses toiles évoquent aussi les œuvres d’autres artistes surréalistes comme Salvador Dali. Comme chez ce dernier, on peut ainsi parfois voir des œufs dans ses peintures :

« Symbole chrétien de la résurrection du Christ et l’emblème de la pureté et de la perfection. L’œuf évoque par son aspect et sa minéralité une symbolique chère à Dalí, celle de la vie antérieure, intra-utérine et de la re-naissance. »

(Source : Dali Paris)

« Très souvent chez Beksinski, derrière ce côté morbide se trouve une plaisanterie qui vous fait sourire. »

(Source : Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »)

Un humour que Zdzisław Beksiński partageait alors peut-être avec son confrère Surréaliste espagnol, Salvador Dali, et d’autres membres de ce mouvement tout-à-fait particulier dans l’Histoire de l’Art, comme André Breton. Et ce, même s’il n’avait jamais quitté sa Pologne natale.

Alors, Zdzisław Beksiński, âme torturée ou artiste inventif, capable de créer de toute pièce les pires cauchemars ? En tout cas, son travail est rattaché au mouvement Surréaliste dont les « membres » se servaient du rêve et disaient faire appel à leur subconscient pour créer. L’artiste déclarera d’ailleurs : «Je tiens à peindre comme si je photographiais mes rêves. » Il emportera toutefois les secrets de ses rêves dans sa tombe. Lui qui semblait à la fois avoir peur et être fasciné par la mort depuis son enfance sera finalement assassiné de 17 coups de couteau en 2005, après avoir survécu à la mort de son épouse en 1998 et le suicide de son fils, un an plus tard. Drôle d’œuvre, drôle de vie, drôle de mort.

100 œuvres de Zdzisław Beksiński

N’hésitez pas à cliquer pour voir les œuvres en plus grand. J’ai regroupé des peintures mais aussi des dessins. Toutefois, certaines œuvres sont en noir et blanc parce que je ne les ai pas trouvées en couleurs, tout simplement.

Je préfère également prévenir : âmes sensibles s’abstenir ! Certaines œuvres sont vraiment dures à regarder. En particulier si vous avez du mal avec les corps déformés, les cicatrices, les créatures humanoïdes pas forcément identifiables… Bref. Ne vous filez pas des cauchemars pour rien.

 

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Sources :

https://www.facebook.com/beksinski/
« The Cursed Paintings of Zdzisław Beksiński »
Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »
Art Polonais – Des histoires sur l’art. L’histoire racontée par l’art. « Le côté obscur de l’âme. »

Un Jardin d’Eden au Japon : Floating Flower Garden

L’œuvre dont je vais vous parler aujourd’hui est actuellement exposée au Miraikan de Tokyo (Musée des Sciences et de l’Innovation) mais elle fait parler d’elle par-delà les frontières.

Il s’agit d’une installation du collectif TeamLab, un groupe d’artistes japonais connu pour concevoir des œuvres utilisant les technologies. Or, l’œuvre dont il sera question ici est un savant mélange d’art et de science.


Sommaire de l’article

Les jardins suspendus de Babylone, version XXIe siècle
Art + Technologie + Nature : Un jardin hydroponique
Suspendre des fleurs : Pourquoi ? Pour quel effet ?
Plus exactement, les fermes verticales, qu’est-ce que c’est ?
Des fleurs… pour nos tombes ?
Pourra-t-on vivre à jamais dans nos jardins suspendus ?
En savoir un peu plus sur TeamLab


Les jardins suspendus de Babylone, version XXIe siècle

Intitulée Floating Flower Garden (« Jardin de Fleurs Flottantes »), l’œuvre est une installation immersive : il s’agit d’une salle remplie de pas moins de 2300 fleurs. Le spectateur entre dans la pièce et, peu à peu, les fleurs s’écartent sur son passage, comme si elles se mettaient à flotter autour de lui. Une fois qu’il est passé, elles redescendent. Ainsi, le spectateur se retrouve comme dans une bulle fleurie. Un jardin d’Eden. Magique !

Mais la technologie utilisée dans cette oeuvre ne se résume pas seulement au système « intelligent » qui détecte les mouvements du spectateur pour faire monter ou descendre les végétaux. Ce qui est surtout intéressant, en fait, c’est que ces fleurs sont bien vivantes : elles continuent de pousser, de grandir grâce à un procédé mis en place par TeamLab.

Même si TeamLab a gardé ce procédé secret, on peut penser qu’il s’agit d’un procédé d’hydroponie. Oula ! Ne fuyez pas, je vous explique : c’est un système permettant de faire pousser des plantes en dehors de la terre. Un système qui, dit-on, était déjà utilisé à Babylone, au sein des mythiques Jardins Suspendus ! Et un système qui est peu à peu en train de refaire surface et de se faire connaître du grand public depuis que l’idée de créer des fermes verticales, en plein cœur des villes, fleurit un peu partout sur la planète (vous trouverez plus de détails sur les fermes verticales plus bas dans cet article).

Art + Technologie + Nature : Un jardin hydroponique

« Flowers and I are of the same root, the Garden and I are one »Les fleurs et moi avons les mêmes racines, le jardin et moi sommes un. ») annonce la vidéo qui permet de se rendre compte de ce que donne vraiment cette installation (voir ci-dessus). Autrement dit, le visiteur est appelé à venir se confondre avec la nature, à ne faire plus qu’un avec elle. Le message porté est clairement écologique : nous possédons des racines communes avec les fleurs parce que nous partageons la même terre, parce que nous naissons sur la même terre et parce que nous ne pouvons naître que sur cette terre. En ne protégeant pas les fleurs (et la nature, plus largement), c’est aussi notre propre vie que nous mettons en danger. Ou, en tout cas, celle de nos enfants.

Le message est éculé mais il n’y a pas de mal à le rappeler encore une fois. D’autant plus que l’installation du collectif TeamLab semble faire l’unanimité sur au moins un critère : elle est superbe. Photo tirée de la vidéo présentant l'installation Floating Flower Garden ("Jardin de Fleurs Flottantes") de TeamLab. Photo tirée de la vidéo présentant l'installation Floating Flower Garden ("Jardin de Fleurs Flottantes") de TeamLab. Photo tirée de la vidéo présentant l'installation Floating Flower Garden ("Jardin de Fleurs Flottantes") de TeamLab. Photo tirée de la vidéo présentant l'installation Floating Flower Garden ("Jardin de Fleurs Flottantes") de TeamLab. Photo tirée de la vidéo présentant l'installation Floating Flower Garden ("Jardin de Fleurs Flottantes") de TeamLab.

Suspendre des fleurs : Pourquoi ? Pour quel effet ?

On peut, en effet, se demander d’où nous vient cette envie de suspendre des plantes.

Comme je le disais, cette œuvre de TeamLab peut faire penser aux plus célèbres jardins suspendus du monde : ceux de Babylone. Nous avons tous déjà entendu parler de ces jardins fabuleux. Pourtant, on ignore encore aujourd’hui s’il s’agissait d’un mythe ou d’une réalité…

Pour la petite histoire : Le Roi Nabuchodonosor II (assez célèbre puisqu’il apparaît notamment dans l’Ancien Testament, rien que ça, je vous passe les détails), aurait fait ériger ces jardins pour rappeler à son épouse les montagnes verdoyantes de son lointain pays. Romantique à souhait, non ? Le problème, c’est que les archéologues n’ont pas encore retrouvé les vestiges de cette construction. Nous n’avons donc pas de preuve indéniable de son existence (ce qui n’est pas le cas pour d’autres Merveilles du monde Antique comme la Bibliothèque d’Alexandrie, par exemple, dont nous savons qu’elle a véritablement existé).

En fait, tout ce dont nous disposons, ce sont des documents antiques racontant des témoignages encore plus anciens dont nous n’avons, là, par contre, aucune trace écrite… Pour le dire plus simplement : Bidule a raconté que Machin avait vu ça et que c’était génial ! Vous me suivez ?

Et c’est finalement au philosophe Philon d’Alexandrie que nous devons la description des jardins restée la plus célèbre : « Le jardin qu’on appelle suspendu, parce qu’il est planté au-dessus du sol, est cultivé en l’air ; et les racines des arbres font comme un toit, tout en haut, au-dessus de la terre ». (Source : Georges Roux, Architecture et poésie dans le monde grec, Maison de l’Orient Méditerranéen,‎ 1989, p. 301)

A la fin du film d'animation Le Château dans le ciel de Hayao Miyazaki, le château n'est finalement plus qu'un immense arbre volant.
A la fin du film d’animation Le Château dans le ciel de Hayao Miyazaki, le château n’est finalement plus qu’un immense arbre volant.

Ca ne vous rappelle rien ? Personnellement, des racines qui feraient comme un toit au-dessus de ma tête, ça me rappelle sacrément l’oeuvre de TeamLab, juste au-dessus. (bon, ok, Philon parle d’arbres, et je vous parle de fleurs, mais y’a de l’idée !)

Bon, même s’il est assez peu probable que le Roi Nabuchodonosor II ait réussi à trouver des architectes/ingénieurs/magiciens pour faire voler des arbres façon Château dans le Ciel, la légende reste belle et elle a surtout beaucoup marqué les esprits. Il est tout de même plus probable que ces jardins étaient des terrasses, tout « simplement » (pas si simplement que ça, en fait, mais plus simplement que s’ils avaient dû faire voler des arbres, disons). Notons quand même que Babylone était une ville fantastique pour l’époque. Il suffit de voir la magnifique Porte d’Ishtar (ci-dessous), également construite sous le règne de Nabuchodonosor II, pour en juger. Si les jardins suspendus ont véritablement existé, il suffit de voir la splendeur de cette porte pour imaginer à quel point ils devaient être sublimes !

La porte d'Ishtar au musée de Pergame (Berlin) Construite en 580 av. J.C. à Babylone. La porte d'Ishtar est une des huit portes de la cité intérieure de Babylone. Cette porte est dédiée à la déesse Ishtar.
La porte d’Ishtar au musée de Pergame (Berlin)
Construite en 580 av. J.C. à Babylone.
La porte d’Ishtar est une des huit portes de la cité intérieure de Babylone. Cette porte est dédiée à la déesse Ishtar.

Vous allez me dire, c’est bien beau tout ça, mais pourquoi cherche-t-on à faire flotter des plantes, alors ?

Faire sortir les plantes de la terre et réussir à les faire pousser, à les maintenir en vie malgré tout, c’est un peu jouer au dieu tout-puissant. Parce que c’est parvenir à dépasser les lois de la nature et à en créer de nouvelles pour son propre intérêt.

En fait, si Nabuchodonosor II avait fait construire ses jardins suspendus pour son épouse, nous avons aujourd’hui l’envie de construire des fermes verticales dans un but beaucoup plus prosaïque : nous ne pourrons pas toujours nourrir les habitants des villes, de plus en plus nombreux, avec nos champs et notre agriculture actuels. Tout simplement parce que nous manquerons de place et de ressources nécessaires. L’idée des fermes verticales serait donc de faire pousser les champs en hauteur et non plus à l’horizontal. De fait, il faudrait donc faire sortir de terre les végétaux que nous voudrions y faire pousser. Et revoilà nos rêves de jardins suspendus !

Plus exactement, les fermes verticales, qu’est-ce que c’est ?

Représentation en 3D pour le projet "Paris Smart City 2050".
Représentation en 3D pour le projet « Paris Smart City 2050 ».
Exemples de fermes verticales imaginées par l’architecte Vincent Callebaut pour Paris (Porte d’Aubervilliers).

Ce sont des fermes dans des gratte-ciel ; des champs en plein cœur de la ville !

Le jardin suspendu n’est pas seulement beau, il est aussi très pratique : la terre pèse lourd tandis que le procédé hydroponique qui permet la création de tels « jardins » (ou de fermes entières) et dont je vous parlais plus avant, permet de s’en passer totalement. On gagne donc en place.

Ferme verticale imaginée par l'architecte Blake Kurasek, 2008.
Ferme verticale imaginée par l’architecte Blake Kurasek, 2008.

Une place qui nous manque de plus en plus ! Car si la population mondiale augmente d’année en année, la place au sol, elle, reste la même. Il faut donc de plus en plus penser notre monde à la verticale : quand on ne peut plus s’étendre sur la terre, il faut envisager de grimper vers les cieux qui, eux, ont l’avantage d’être potentiellement infinis. Cela vaut pour les habitations (les immeubles en tout genre, les buildings, les gratte-ciel) mais cela risque de valoir pour de plus en plus d’autres choses. Notamment pour l’agriculture : c’est l’idée des fermes verticales.

Les fermes verticales ont aussi pour vocation de rendre les aliments de demain plus sains. L’hydroponie permet aussi cela puisqu’elle permet de donner aux plantes ce dont elles ont besoin pour vivre et pour se développer au mieux sans avoir recours à tous nos pesticides et autres produits chimiques d’aujourd’hui.
Notons d’ailleurs que si les plantes poussent en intérieur, il devient possible de faire en sorte que les nuisibles n’y aient pas accès. Les pesticides deviennent donc inutiles.

Ferme verticale imaginée par l'architecte Blake Kurasek, 2008. Aperçu de ce qui pourrait être cultivé à l'intérieur, sur les différents niveaux.
Ferme verticale imaginée par l’architecte Blake Kurasek, 2008.
Aperçu de ce qui pourrait être cultivé à l’intérieur, sur les différents niveaux.

De plus, au procédé hydroponique s’ajoutent des études poussées sur la lumière. Car les plantes auront toujours également besoin de lumière pour vivre. Avec les recherches menées notamment sur les LED (qui consomment peu et durent longtemps), il devrait devenir possible de faire pousser toutes sortes de plantes, aussi exotiques soient-elles, partout dans le monde. Y compris dans des régions où il était jusqu’alors impossible de les faire pousser.
Résultat ? Moins d’importation et donc moins de pollution due au transport des marchandises ; moins de pertes, de gâchis liés au temps de conservation des aliments ; et aussi moins de produits chimiques censés, justement, allonger le temps de conservation des aliments. Et, au final, si tout va bien, un coût plus bas pour le consommateur puisque tout sera conçu sur place, à deux pas de chez lui.

Voilà, pour résumer, le projet fou des fermes verticales. Reste à voir si le futur en fera une réalité ou si elles resteront de pures utopies architecturales !

Des fleurs… pour nos tombes ?

Avec un résultat à la fois proche et bien différent, l’artiste Rebecca Louise Law est également connue pour ses installations de « fleurs suspendues ». Elle n’utilise pas de technologie dans ses œuvres mais elle parvient aussi à nous faire vibrer grâce aux couleurs et aux formes des bouquets qui viennent habiller les plafonds des différents endroits qu’elle investit (musées, églises ou salle de théâtre, par exemple). Après tout, quoi de plus naturellement artistique qu’une fleur ?

Toutefois, ses fleurs coupées ne sont pas sans rappeler les fleurs que l’on vient déposer sur les tombes. Or, le mythe Babylonien est certes, merveilleux, mais il n’en est pas moins trouble : la cité glorieuse a aujourd’hui complètement disparu, elle n’a pas su éviter son déclin malgré ses trésors, sa technologie, son savoir. Si nous devons donc nous inspirer de cette ville, à n’en pas douter, nous devons aussi nous souvenir qu’elle ne fut pas immortelle. Les oeuvres de Rebecca Louise Law peuvent aussi donner l’impression que les fleurs nous tombent dessus ; une averse de fleurs nous tombent sur la tête, tombe sur notre monde. Quel sens donner à cela ? Doit-on y voir un espoir ou, au contraire, le signe de notre fin ? « Les feuilles mortes se ramassent à la pelle », disait le poète.
Installation de Rebecca Louise Law Installation de Rebecca Louise Law Installation de Rebecca Louise Law Installation de Rebecca Louise Law Installation de Rebecca Louise Law

Pourra-t-on vivre à jamais dans nos jardins suspendus ?

Gulliver découvrant Laputa, la ville volante. Gravure de J.J. Grandville, vers 1856.
Gulliver découvrant Laputa, la ville volante.
Gravure de J.J. Grandville, vers 1856.

Essayons d’être plus clair.

Comme nous l’avons vu, la description des jardins suspendus de Babylone par Philon d’Alexandrie peut rappeller le Château dans le Ciel de Hayao Miyazaki. Ce dernier s’est lui-même inspiré de la cité volante de Laputa, inventée dans Les Voyages de Gulliver par Jonathan Swift (1721) pour imaginer ce château-arbre volant.

Or, l’histoire que Hayao Miyazaki raconte autour de cette ville volante réinvente le mythe d’Icare : à vouloir s’approcher trop près du Soleil, on finit par se brûler les ailes. Autrement dit, si nous parvenons à nous élever de plus en plus (au sens propre comme au figuré), n’oublions pas de prendre garde car, en cas de problème, la chute sera d’autant plus rude.

A moins qu’il n’y ait plus jamais de chute possible ? C’est  ce qui arrive aux habitants fictifs de Laputa : ils ne se considèrent plus vraiment comme des êtres humains puisqu’ils vivaient au-dessus de la terre : ils oublient que l’homme ne peut pas vivre à jamais séparé de la « terre nourricière ». « Les fleurs et moi avons les mêmes racines, le jardin et moi sommes un » disait la vidéo de TeamLab : si une fleur doit pousser dans la terre, nous aussi, d’une certaine façon.

Dans le Château dans le Ciel, on sait que les habitants finissent par disparaître. On ne sait pas s’ils sont tous morts ou s’ils ont un jour tous décidé de regagner la terre ferme. Ils n’étaient en tout cas plus capables de vivre sur cette île volante. Il faut dire qu’elle était devenue plus dangereuse pour eux (et pour les habitants d’en-dessous) que véritablement bénéfique.

Il s’agit de ne pas confondre besoin (nous devons construire des fermes verticales car nous allons manquer de place au sol) et envie, voire vanité (créons des fermes verticales car on peut le faire et c’est cool !).

Du coup, on peut en effet se demander si, à long terme, l’hydroponie sera viable. Pourra-t-on faire à jamais pousser des plantes dans des tours ? Seront-elles d’aussi bonne qualité que celles poussant dans la terre ferme ?

Pieds de bok choy (chou chinois) empilés verticalement sur 30 pieds de haut (un peu moins d'un mètre) dans une ferme urbaine de Singapour. Les légumes tournent sur un support en forme de A afin de leur assurer un éclairage uniforme.
Pieds de bok choy (chou chinois) empilés verticalement sur 30 pieds de haut (un peu moins d’un mètre) dans une ferme urbaine de Singapour.
Les légumes tournent sur un support en forme de A afin de leur assurer un éclairage uniforme.

A l’heure actuelle, les tours verticales restent de lointains rêves d’architectes. En effet, de tels bâtiments seraient actuellement trop coûteux à réaliser et à maintenir à flot (d’après The Economist). Pourtant, l’écologiste Dickson Despommier, qui est à l’origine et développe l’idée des fermes verticales depuis une décennie, n’en démord pas : pour lui, ces fermes vont devenir, dans les prochaines années, de plus en plus indispensables. En particulier dans des îles-villes comme Singapour, où la densité de population est telle et le manque de place tellement problématique, que l’importation est une absolue nécessité. Pour espérer devenir plus indépendant, des chercheurs de Singapour sont d’ailleurs déjà en train de développer des procédés de culture verticale, sur l’idée de Dickson Despommier. Nous sommes encore loin des tours entières mais ces plantes poussent déjà sur quelques mètres de hauteur !

En savoir un peu plus sur TeamLab

Voilà tout se qui se cachait, selon moi, derrière l’œuvre du collectif TeamLab. Je vous invite vivement à aller farfouiller sur leur site car la plupart de leurs installations sont vraiment belles ! Je vous partage, ci-dessous, quelques photographies qui en sont issues mais toutes les vidéos sont disponibles sur leur site. Vous verrez que leurs œuvres concernent souvent la nature, avec une poésie toute japonaise et des couleurs pop vraiment plaisantes et attrayantes. On y retrouve autant l’influence d’Hokusai que de Ghibli et de l’art manga en général. Leurs oeuvres sont des jardins de synthèse où, pourtant, tout est fait pour vous faire oublier la machine et vous transporter dans un monde plus beau ; dans un rêve.

Une des phrases qui accompagne leur oeuvre Flowers and People résume d’ailleurs assez bien cet article : « Flowers and People, Cannot be Controlled but Live Together » (« Les Fleurs et les Gens ne peuvent pas être contrôlés mais peuvent vivre ensemble. ») A méditer !


Cet article vous a plu ? Ou ne vous a pas plu du tout ? Vous avez quelque chose à ajouter, à corriger ? Tout simplement quelque chose à dire, un avis ? N’hésitez pas : les commentaires sont là pour ça ! :)

Et n’oubliez pas, « il faut cultiver notre jardin » disait Voltaire !

Sources :
Site officiel de TeamLab
Site officiel de Blake Kurasek
Urban Attitude, « Les fermes verticales, la révolution agroalimentaire est en marche », Octobre 2013

Bibliothèque universelle : pour le meilleur et pour le pire

Wouah.
J’étais pas très optimiste sur l’avenir de l’Humanité quand j’ai twitté ça. J’en ai même fait une faute bien moche. Mais pour quelle raison, me direz-vous ? Je vous raconte (si, si, j’insiste).

Je faisais une pause en attendant qu’une partie de ma peinture sèche pour repasser une couche supplémentaire (déjà là, on sent poindre l’histoire palpitante, avouez). Comme je le fais dans ces moments d’un intense intérêt, je surfais aléatoirement, allant d’un de mes onglets à un autre (j’ai toujours une infinité d’onglets ouverts, parfois pour des raisons tout à fait pertinentes… souvent parce que j’ai oublié de les fermer). Et voilà que je tombe sur un site, comme on en voit de plus en plus apparaître, regroupant tout un tas de captures d’écran issues de Facebook, Twitter et autres réseaux sociaux. Le but ? Afficher la misère humaine qui se déchaîne allégrement sur ces plateformes. Les « Cassos du web » comme on les appelle parfois. Les « Kévin ». Les « boulets ».
Tellement de sites de ce genre fleurissent (je ne vous ferai pas l’affront de mettre des liens ici… ça pourrait les attirer) qu’on peut se demander si 90% des internautes ne sont pas de véritables trous d’b… abrut.. zut, flûte, comment le dire poliment ? Des cons. Des gros cons. Des gros cons finis (ou pas, parce que certains semblent continuer de creuser toujours plus profond).

C’est de cette constatation, et du fait qu’il était tard (ce qui engendre chez moi une mélancolie chronique toute particulière, me poussant généralement à twitter ou facebooker des choses pour le moins pessimistes, voire insultantes afin de me défouler), qu’est né ce tweet.

En fait, je me demandais de quoi auraient l’air les cours d’Histoire dans les siècles à venir. Imaginez, loin, très loin dans le futur, comment nos ancêtres qualifieront-ils notre époque ?

Partons du constat suivant : la Renaissance porte son nom parce qu’elle vient après le Moyen-Age. On considère qu’il y a « renaissance » après des siècles d’une sorte de parenthèse qu’on ne trouve pas très glorieuse : un âge « moyen », un âge « bof bof » quoi (ce qui se discute, comme je le disais dans un second tweet, car j’aime beaucoup le Moyen-Age et je ne suis pas la seule). D’ailleurs, je pense que si nous devions renommer ces périodes historiques aujourd’hui, beaucoup de gens plaideraient en faveur du Moyen-Age, pour qu’on le nomme autrement.

N’empêche, si on en reste à cette idée d’époque nommée « Moyen-Age » parce qu’elle ne nous semblait pas très folichonne, voire même carrément arriérée, obscurantiste, voire dégradante (ou dégradée, par rapport aux époques antérieures de l’Antiquité, réputées plus « riches » en découvertes, en savoirs, en progrès, etc.) qu’est-ce qui nous dit que nos ancêtres ne surnommeront pas notre époque « deuxième Moyen-Age » ? Après tout, nous sommes quand même l’âge qui a vu l’invention d’Internet et… voilà ce que nous en faisons : une grosse majorité d’internautes utilise cet outil pour faire de la merde, de la merde et de la merde vachement plus merdique que celle de son voisin.

Si vous ne trouvez pas ça « bof bof », vous…

Ne vous méprenez pas, hein, je suis la première à regarder des vidéos de merde (décidément, ce mot va se faire présent dans cet article, je le sens) sur Youtube. Je lis un nombre incalculable d’articles totalement inutiles, inintéressants, superflus (et encore, je fais partie des rares personnes qui lisent encore les articles et je rage sur les innombrables commentaires qui les suivent, systématiquement, et qui ne sont que des trolls à n’en plus finir, pleins d’une bêtise crasse). Je passe un temps fou sur Pinterest à collectionner des images virtuelles pour les coller dans mes albums virtuels. Et, en bonne fille qui se respecte, je me fous de la gueule de mes contacts Facebook en permanence, mais bien planquée derrière mon écran, afin de me convaincre (façon méthode Coué mais avec autant de classe que Cauet) que je réussis vachement mieux ma vie qu’eux et que je leur suis infiniment supérieure en tous points (c’te blague).

Bref, je suis en plein dans le moule. A la rigueur, ce qui me distingue un peu du reste des gens que je critique dans mon tweet, c’est que j’ai conscience qu’un truc va mal et ne tourne pas rond.

Parce que, soyons clair : Internet, qu’est-ce que c’est ? C’est une immeeeense bibliothèque infinie. Théoriquement, tout le savoir du monde est dans internet ou en passe de l’être. Et plus le temps va passer, plus ce savoir va s’accroitre (espérons) et, normalement, continuer à être placé dans l’Internet. Pour vous, moi, vos enfants, petits enfants, arrières-arrières-arrières petits enfants…

Bref. Nous sommes devant une sorte de bibliothèque infinie comme celle décrite par Jorge Luis Borges, par exemple.

la-bibliotheque-de-babel-470595Dans une nouvelle intitulée La Bibliothèque de Babel (1941), Jorge Luis Borges décrit une bibliothèque de taille gigantesque qui contiendrait tous les livres du monde : ceux qui ont déjà été écrits et ceux qui ne l’ont pas encore été.

Pour faire simple, l’histoire repose sur un procédé mathématique, ce qui fait que certains livres ne contiennent que des suites de caractères apparemment aléatoires. Pourtant, même si ça n’est qu’à un caractère près, aucun de ces livres n’est identique à l’autre. La Bibliothèque de Babel est donc, théoriquement, infinie et contient tous les livres déjà écrits ou qui pourront/pourraient l’être un jour (vous me suivez toujours ? Non, parce que si vous avez cligné des yeux en lisant ça, je suis sûre que je vous ai perdus).

Pour écrire cette nouvelle, Borges s’est inspiré du travail de Kurd Lasswitz et de son histoire intitulée La bibliothèque universelle (1904). Apparemment, l’idée d’une bibliothèque contenant tous les livres du monde leur plaisait donc bien. Qu’auraient-ils dit devant notre Internet ? Et surtout, devant l’utilisation que nous en faisons ? Probablement qu’il s’agissait là d’une des innombrables possibilités possibles, dans leur système mathématique soigneusement calculé… Enfin, ça, c’est pour la version optimiste. En fait, ils auraient sûrement pensé la même chose que beaucoup d’entre nous : « Putain, mais quelle bande de gros déchets sans cervelle. »

Jusqu’au 5 octobre 2014, le Colisée de Rome était justement le théâtre d’une exposition surnommée « La Bibliothèque infinie » et consacrée, comme l’indiquait son sous-titre aux « lieux du savoir dans le monde antique » (Source). Il faut dire que les civilisations antiques étaient très portées sur le progrès et les découvertes mais aussi sur la façon de collecter et regrouper tous ces savoirs. Ça n’est pas sans raison qu’une des Merveilles du Monde était alors la Bibliothèque d’Alexandrie. Pourtant disparue depuis des siècles, puisqu’on estime qu’elle fut détruite entre l’an -48 et l’an 642 (ce qui fait, tout de même, une sacré fourchette), elle reste aujourd’hui l’une des bibliothèques les plus célèbres au monde. A force d’avoir entendu des histoires à son sujet, nous pensons souvent que la Bibliothèque d’Alexandrie était forcément incroyable. Comment ne pas l’imaginer immensément grande ? Se dire que son architecture devait être magnifique ? Et, surtout, comment ne pas penser aux possibles trésors qu’elle renfermait et que nous avons perdus à tout jamais ? Plus qu’une bibliothèque, un mythe. Et pourtant, ni plus ni moins qu’une bibliothèque au final (ceci dit, comme à l’époque nos médiathèques de quartier étaient quand même nettement moins courantes, faut bien se l’avouer, ça devait en mettre vachement plus plein la vue). Bref, elle est devenue une sorte de bibliothèque infinie car elle s’est ancrée dans notre mémoire collective depuis des siècles et pour des centaines d’autres sans doute.

Pieter Brueghel l'Ancien, La Tour de Babel, Huile sur toile, 1,140mm x 1,550mm XVIe siècle (1563) Kunsthistorisches Museum Vienna (Autriche)
Pieter Brueghel l’Ancien, La Tour de Babel,
Huile sur toile, 1,140mm x 1,550mm
XVIe siècle (1563)
Kunsthistorisches Museum Vienna (Autriche)

Pause précision : En choisissant de nommer sa nouvelle La Bibliothèque de Babel, Borjes évoque directement l’histoire de la Tour de Babel.

Celle-ci fait l’objet de neufs versets dans la Bible. Elle raconte comment Dieu (ou Yahvé) aurait interrompu la construction d’une tour incroyablement haute.

Pour résumer simplement : après l’épisode du Déluge (je ne vous fais pas l’affront de vous le résumer, mais en gros : inondation monstrueuse, fin du monde, Arche de Noé…, vous voyez le topo ?), tous les hommes auraient décidé de s’installer dans la vallée de Shinéar (Irak actuelle). Là, ils auraient commencé à bâtir une ville et une tour si haute qu’elle devait toucher le ciel. Toutefois, la Bible raconte que Dieu interrompit la construction de cette tour avant qu’elle ne devienne le symbole de tous les possibles. Pour ce faire, il fit en sorte que les hommes, qui parlaient jusqu’alors tous la même langue, se mettent à parler plusieurs langues. Il les dispersa ensuite sur toute la surface de la Terre alors qu’ils vivaient tous dans la même vallée. Tous furent ainsi séparés les uns des autres, incapables de s’unir à nouveau car ils ne se comprenaient plus. (On pourrait dire que ce passage de la Bible illustre bien l’adage « Diviser pour mieux régner », mais ça n’est peut-être que mon humble avis…)

C’est ainsi, dit-on, que la multiplicité des langues et la dispersion des peuples sur la terre eurent lieu.

Pour les Chrétiens, l’épisode de la Tour de Babel est symbole d’hybris, c’est-à-dire d’un grand péché d’orgueil méritant le châtiment divin. En voulant toucher le ciel, les hommes se seraient élevés aussi haut que Dieu, ce qui, d’après les écrits bibliques, n’est pas envisageable (Dieu tout-puissant, tout ça, tout ça).

« Au XVIe siècle, le terme « Babel » devient un substantif qui désigne un lieu rempli de confusion. Aujourd’hui, il est un toujours utilisé dans ce sens, mais celui-ci s’est élargi vers une absence de communication, une construction démesurée, une entreprise vaine. »

Cette tour aurait véritablement existé, même s’il ne nous en reste que des ruines aujourd’hui. Ses restes se situeraient aujourd’hui dans la ville de Babylone en Irak. « De nombreux indices dans ce récit permettent de reconnaître Babylone, que les Hébreux ont vue durant leur longue captivité : Shinéar désigne la région de Sumer en Mésopotamie, et la tour est sans doute inspirée de la grande ziggurat de Babylone. Cette tour à étages à base carrée (observée et décrite par Hérodote, et dont les restes furent plus tard déblayés par Alexandre le Grand qui n’eut pas le temps de la reconstruire), était appelée l’Etemenanki,  »maison du fondement du ciel et de la terre ». Elle permettait au dieu babylonien Marduk de descendre parmi les hommes et au roi de s’élever jusqu’à la divinité. Les matériaux de constructions évoqués sont bien ceux qu’utilisaient les Mésopotamiens : dans cette plaine argileuse, ce sont les briques cuites qui servent à bâtir, et non la pierre. Le souverain de Babylone Nabuchodonosor II fit graver le souhait que la tour rivalise avec les cieux, et que son sanctuaire décoré de pierreries, au sommet, soit  »semblable aux signes inscrits au firmament ». »

Qu’elle ait véritablement existé ou non, la Tour de Babel tient aujourd’hui davantage du mythe et est inscrite dans notre inconscient collectif au même titre que la Bibliothèque d’Alexandrie, évoquée plus tôt dans cet article.

Source : Babel de la Bible à la littérature, CNDP-CRDP, Académie de Paris

En fait, il y a un truc avec les bibliothèques. Elles ont une sorte d’aura. Vous ne trouvez pas ? Bon, pas toutes. En particulier depuis qu’on essaye désespérément d’en faire des lieux soit-disant conviviaux comme si ça allait tout-à-coup redonner le goût de la lecture à tous les bambins du pays (MIRACLE §… Ah non, en fait). Pour ma part, j’aime les bibliothèques qui en mettent plein la vue ! Qui n’ont pas peur d’impressionner un peu les visiteurs qui osent s’y aventurer. Les vieilles pierres, les murs en bois, les parquets qui craquent et des rangées immenses et entières recouvertes de livres…! Ces bibliothèques-là, par exemple, ont une aura. Tandis que la médiathèque qui se trouve à côté de chez moi est… sympa (je l’aime bien, hein, elle est vraiment sympa mais elle n’a pas de charme particulier). Vous voyez ?

La Bibliothèque du 9e St-Rambert (Lyon) est pratique, à n'en pas douter. Elle a un look sympa, semble-t-il.
La Bibliothèque du 9e St-Rambert (Lyon) est pratique, à n’en pas douter. Elle a un look sympa, semble-t-il.
Cette Bibliothèque du Musée Condé (Domaine de Chantilly) est d'un genre totalement différent ! Deux siècles, environ, séparent sa construction et celle de la bibliothèque de Lyon (ci-dessus).
Cette Bibliothèque du Musée Condé (Domaine de Chantilly) est d’un genre totalement différent ! Deux siècles, environ, séparent sa construction et celle de la bibliothèque de Lyon (ci-dessus).
Cabinet Royal Portugais de Lecture (Biblioteca Real - Gabinete Portugues de Leitura), Rio de Janeiro, Brésil fondé en 1837 De style néogothique, elle contient plus de 350 000 livres anciens dont certains datent des XVe et XVIe siècles. (Classée 2e plus belle bibliothèque au monde par un site BuzzFeed)
Cabinet Royal Portugais de Lecture (Biblioteca Real – Gabinete Portugues de Leitura),
Rio de Janeiro, Brésil
fondé en 1837
De style néogothique, elle contient plus de 350 000 livres anciens dont certains datent des XVe et XVIe siècles.
(Classée 2e plus belle bibliothèque au monde par un site BuzzFeed)
Ce projet virtuel réalisé dans le cadre du concours International de la bibliotheque de Stockholm par l'Agence D3 architectes, a de faux airs de bibliothèque infinie. Non ?
Ce projet virtuel réalisé dans le cadre du concours International de la bibliotheque de Stockholm par l’Agence D3 architectes, a de faux airs de bibliothèque infinie. Non ?

Notre façon de construire nos bibliothèques, de les aménager, dépend de notre relation aux livres. C’est pourquoi ces lieux ont évolué avec le temps et qu’ils seront sûrement amenés à changer encore avec le développement des livres numériques, par exemple.

De nos jours, le livre est devenu un bien de consommation courante. Il n’y a pas encore si longtemps, il était plus rare de pouvoir posséder des livres (soit parce qu’on ne pouvait pas se les offrir, soit parce qu’on ne pouvait tout simplement pas les lire). C’est surtout au XIXe siècle que le livre s’est véritablement démocratisé. En France, nous pouvons notamment remercier pour cela Jules Verne et, surtout, son éditeur, Pierre-Jules Hetzel. Ce dernier est également l’éditeur de Victor Hugo et a travaillé avec Balzac, George Sand ou encore le dessinateur Grandville. Aujourd’hui, les couvertures des romans publiés par Hetzel sont encore célèbres et, sans le savoir, vous en avez peut-être déjà croisé des reproductions pour une raison ou une autre ! (Je consacrerai peut-être un article à ce phénomène, mais je vous invite à regarder quelques exemples ci-dessous, en attendant.)

En se consacrant à la publication de livres pour la jeunesse, à une époque où l’éducation ouvre peu à peu ses portes à un nombre grandissant de jeunes gens, Hetzel participe à faire en sorte que nous puissions tous, aujourd’hui, considérer les livres comme des objets du quotidien. Un simple fait qui a une importance incommensurable, si vous y réfléchissez deux minutes !

Pour en revenir à nos bibliothèques, sachez que le thème de la bibliothèque sans fin ou infinie a même su s’inscrire dans la culture pop. Preuve de son attrait. La série Doctor Who en a proposé sa propre version, par exemple.
Je garde, pour ma part, un excellent souvenir de ce double épisode de la série anglaise. Il m’a vraiment marqué.

Dans la quatrième saison (de la deuxième série, je précise pour les fans hardcore), le Docteur et son compagnon (Donna Noble) arrivent au 51e siècle sur une planète qui n’est qu’une immense bibliothèque. Partout. Toute la planète. Un peu comme si la Terre n’était qu’une bibliothèque à perte de vue. Vous voyez un peu le délire ? (Personnellement, j’adore l’idée **)

Capture d'écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008)
Capture d’écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008)

Tous les livres qui aient jamais été écrits sont répertoriés dans cette bibliothèque tout à fait hallucinante. « Ceux de Jeffrey Archer, Bridget Jones, Le Grand Livre rouge des Monthy Python, les dernières parutions, éditions spéciales » énumère en plaisantant David Tennant, dans son rôle de Docteur so british. Mais oui, théoriquement, ceux-là y sont. Entre autres.

Capture d'écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008)
Capture d’écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008) : Vues extérieures de la bibliothèque (où l’on peut malgré tout voir des livres, tant tout l’espace de la planète semble avoir été aménagé pour les recevoir).
Capture d'écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008)
Capture d’écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008) : Aperçu d’une partie de l’intérieur de la bibliothèque, avec ses étagères couvertes de livres sur plusieurs étages.

La bibliothèque est tellement grande qu’on s’y déplace en monorail suspendu (d’une certaine façon, so Steampunk, pour le coup, ce qui n’est pas pour me déplaire) ! Quant aux arrêts, ce sont les différentes sections de la bibliothèque (je vous laisse admirer mes superbes captures d’écran, d’un qualité d’image fabuleuse…).

Capture d'écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008)
Capture d’écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008) : Aperçus du monorail qui zèbre la bibliothèque et doit permettre à ses usagers de pouvoir la parcourir en long, en large et en travers de façon rapide et efficace (encore que s’il s’agit vraiment d’une planète entière, recouverte d’une bibliothèque, on peut se demander si l’avion n’aurait pas été plus rapide… Ou alors ce monorail est très très rapide lui aussi. Nous sommes au 51e siècle après tout.)
Capture d'écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008)
Capture d’écran de La Bibliothèque des Ombres (Silence in the Library), Doctor Who, épisode 8 , saison 4 (2008) : Aperçu d’un des arrêts du monorail, menant à la section « Xeno Biology Art » de la bibliothèque.

Est-ce que ce type d’installations gigantesques sera un jour créé ? Hautement improbable. Même si on peut penser que notre civilisation gardera encore un moment le besoin de transcrire son savoir de façon tangible (sur du papier, quoi), il y a fort à parier que nous finirons (malheureusement) par passer, tôt ou tard, au tout numérique, au tout virtuel.
Cela dit, en attendant que cela se produise, il nous faudra forcément agrandir nos bibliothèques. Toujours plus de livres, en de plus en plus d’exemplaires, pour lesquels il nous faudra toujours plus de place.
De là à recouvrir une planète entière… L’idée est romantique mais c’est à peu près tout. Et puis, sans vous vendre la mèche si vous n’avez pas vu ce très bon double-épisode, ça ne finit pas forcément très bien dans Doctor Who.

En cherchant des informations sur la bibliothèque infinie (et donc impossible à représenter) de Borges, il n’est pas rare de tomber sur les oeuvres de Maurits Cornelis Escher (M.C. Escher). Notamment sur une de ses gravures les plus célèbres, Relativité de 1953. Une lithographie que tout le monde a déjà vu au moins une fois dans sa vie tant elle est célèbre et qui est une merveille d’illusion d’optique comme cet artiste savait si bien les réaliser.

M.C. Escher, Relativité Gravure, Lithographie, 1953 294 x 282 cm
M.C. Escher, Relativité
Gravure, Lithographie, 1953
294 x 282 cm

Là encore, c’est un procédé finalement très mathématique qui est utilisé pour représenter l’espace. Et le résultat est aussi impossible à vivre réellement que la Bibliothèque de Babel de Borges.

En fait, avec la nouvelle de Borges, nous sommes dans quelque chose que notre esprit n’est pas capable de se représenter. Ou alors, pas sous une forme simple. Pourtant, Lorenzo Soccavo, chercheur indépendant en prospective du livre et de la lecture à Paris, n’hésite pas à comparer l’idée de cette bibliothèque à quelque chose de bien tangible de nos jours : les data-centers qui abritent notre cher Internet. Il écrit :

guillemet« La Bibliothèque de Babel n’est pas aujourd’hui sans nous rappeler les gigantesques data-centers des géants de l’électronique mondiale et de l’entertainment réunis, où chaque « livre » numérique est une infinie suite de 0 et de 1. »

Lorenzo Soccavo, « Des sources imaginaires de la prospective du livre », 1er juillet 2013 (Source)

En fait, ce ne sont plus seulement nos livres qu’Internet abrite mais tout ce que nous écrivons (sous une forme ou une autre, car les données restent finalement des écrits, même si elles forment finalement une vidéo ou une image au final, par exemple). Le pire comme le meilleur.

Dans Doctor Who, c'est plutôt cette chère River Song qui nous dirait "Spoilers !" avec un petit sourire énigmatique.
Dans Doctor Who, c’est plutôt cette chère River Song qui nous dirait « Spoilers ! » avec un petit sourire énigmatique.

Toutefois, contrairement à la Bibliothèque de Babel, nous ne trouvons pas encore sur Internet ce qui n’a pas encore été écrit mais pourrait l’être. Et heureusement. Parce que le meilleur comme le pire serait d’autant plus démultipliés et surtout parce que, comme le dirait le Docteur : SPOILERS !! Autrement dit, chaque chose en son temps et ne jouons pas les Nostradamus.

Paradoxalement, même si je vous parlais de bêtise humaine au début de cet article, qu’est-ce qui se cache derrière cette idée de la bibliothèque infinie ? L’envie de tout connaître, de tout savoir. C’est une soif d’apprendre absolument faramineuse. Et j’avoue que, pour ma part, j’ai déjà rêvé de posséder, ne serait-ce qu’un instant, tout le savoir du monde. De quoi cela aurait-il l’air ? Est-ce que ce serait humainement possible ? Probablement pas. Ca rendrait fou n’importe lequel d’entre nous, sans nul doute. Pourtant, à l’idée de pouvoir répondre à toutes les questions possibles et imaginables, j’en ai des frissons dans le dos, à la fois d’envie et de terreur.

Mon copain avait ce gif comme avatar sur un forum, il y a quelques années. Je l'ai toujours trouvé très parlant.
Mon copain avait ce gif comme avatar sur un forum, il y a quelques années (spéciale kassdédi à lui qui corrige tous mes articles dans l’ombre, je te mets trois coeurs <3<3<3). Je l’ai toujours trouvé très parlant sur notre relation amour-haine avec le web. (désolée pour les âmes sensibles, si cela existe encore)

« Grandeur et misère de l’homme » résumait parfaitement Blaise Pascal dans ses Pensées. Grandeur dans certains de ses rêves et aspirations. Misère, la plupart du temps, dans la plate réalisation de sa vie. Pourtant, si notre bibliothèque infinie qu’est Internet doit un jour tout contenir, elle se doit d’enregistrer à la fois ces deux aspects de nous. Aussi frustrant que cela puisse l’être au quotidien (avouez que certains internautes nous donnent parfois des envies de meurtre bien sanglant, bien sale, bien plein de viscères éclatés partout sur les murs).

Est-ce que nos futurs descendants, dans je ne sais combien de siècles, diront de nous que nous vivions un deuxième Moyen-Age ? Peut-être. Cela voudra dire qu’une deuxième Renaissance nous aura suivis. Dans ce cas, quand même, vivement qu’elle se pointe !


Pour commenter cet article, c’est ici !
(qu’il vous ait plu ou non, que vous soyez d’accord ou pas, n’hésitez pas !)