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Le jardin des morts et ses adorables squelettes

Après n’avoir pas pu poster ici depuis très longtemps, j’ai décidé de faire mon retour avec de l’insolite (on ne se refait pas). Je suis un peu en retard sur Halloween mais vous me pardonnerez… n’est-ce pas ? En tout cas, aujourd’hui, je vous emmène en excursion dans… le jardin des Morts !

Hugo Simberg, Le Jardin de la mort (en finnois : Kuoleman puutarha), gouache, 15,8 x 17,5 cm, 1896, Musée d'art Ateneum, Helsinki, Finlande.
Hugo Simberg, Le Jardin de la mort (en finnois : Kuoleman puutarha), gouache, 15,8 x 17,5 cm, 1896, Musée d’art Ateneum, Helsinki, Finlande.
Excursion dans le jardin des Morts
Hugo Simberg et sa soeur, photo prise par lui-même en 1896. Finnish National Gallery, Helsinki.
Hugo Simberg et sa soeur, photo prise par lui-même en 1896. Finnish National Gallery, Helsinki.

Hugo Simberg est un artiste Finlandais de la fin du XIXème/début du XXème siècle (1873-1917). Déjà, ça sort de l’ordinaire ! Je ne vous parle pas souvent d’artiste Finlandais. Ensuite, parce que si vous avez jeté un coup d’œil à l’œuvre dont j’ai décidé de vous parler (voir ci-dessus), Le jardin de la mort (1896), vous vous êtes peut-être fait la même remarque que moi : « Mais, ça date de la fin du XIXème, ça ?! » (j’espère que vous avez prononcé cette question à voix haute en prenant l’expression du Cri de Munch… qui était Norvégien, pas Finlandais, ça n’a donc aucun rapport).

Ce squelette n'est-il pas adorable ?
Ce squelette n’est-il pas adorable ?

En effet, si j’ai choisi de vous parler de cette peinture, c’est parce qu’elle m’a sauté aux yeux quand je l’ai découverte. Premièrement parce qu’il n’est pas commun de voir la mort représentée de cette manière : des sympathiques squelettes semblant sourire et s’adonner au jardinage. Deuxièmement, parce que cette peinture m’a semblé très moderne (j’ai cru qu’elle était beaucoup plus récente que ça) et, dans le même temps, m’a rappelé des enluminures du Moyen-Age. Avec ses couleurs et son apparente naïveté, sa simplicité, elle semble sorti d’un autre temps. Et j’adore les œuvres aussi anachroniques !

« Hugo Simberg, symboliste obsédé par la mort et le fantastique, n’a pas laissé une oeuvre abondante, mais ses aquarelles, où des démons étranges personnifient les forces de la nature, sont fascinantes. »

[Source : Georges Desneiges, Finlande, Paris, Seuil, 1960, n.p.]

Des squelettes anachroniques ?

Mon étonnement ne s’est cependant pas arrêté là. Cette œuvre m’a surtout surprise parce qu’elle m’en a rappelé une autre, bien plus récente et bien différente : elle m’a immédiatement fait penser à (tenez-vous bien) un manga que je lis depuis un petit moment : Colette décide de mourir (« Colette decides to die« , en anglais, car il n’est pas encore sorti en France, ou « Colette wa Shinu Koto ni Shita » pour ceux qui voudraient le titre japonais). C’est un peu fou, non ? Personnellement, j’ai trouvé ça un peu fou. Et encore plus anachronique (j’adore les oeuvres anachroniques et le mot « anachronique » qui, d’ailleurs, est un « chrononyme », voilà, c’était une info supplémentaire, comme ça, c’est pour moi, c’est cadeau).

Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.
Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.

Ce manga de Yukimura Alto, dont la publication a commencé en 2013 au Japon, raconte l’histoire (tenez-vous bien, encore) de Colette qui décide de mourir (je vous avais prévenus). Pour ce faire, elle décide de se jeter dans un puits. Puits qui s’avère être un passage vers les Enfers.

C’est là qu’elle va faire la rencontre du dieu Hadès (et oui, la mythologie grecque, d’un coup, BAM, vous ne l’aviez pas vue venir celle-ci, hein ?) et de son équipe de gestion du monde des Morts : des squelettes absolument A-DO-RA-BLES. Je vous laisse en juger par vous-mêmes (je ne posterai pas beaucoup d’images car je ne voudrais pas trop vous spoiler) :

En plus de ces squelettes, qui se vouent corps et âme (façon de parler, ahah) à Hadès, le manga met en scène à peu près tous les personnages qui entourent ce dieu dans sa mythologie d’origine : Cerbère (adorable lui aussi !), Charon, le passeur des Enfers, ainsi que d’autres divinités grecs. Se mêlent aussi à cette joyeuse bande des personnages typiquement japonais. Dont Colette, dont on ignore finalement beaucoup de choses, hormis le fait qu’elle est médecin et souhaite, dans un premier temps, mourir.

Squelettes adorables et jardinage dans le monde des Morts

Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.
Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.

Outre la curieuse ressemblance entre les squelettes de ce manga et ceux de la peinture de Simberg, c’est aussi le thème du jardin qui a retenu mon attention. En effet, sans trop vous en dévoiler, tout un arc narratif du manga parle du fait qu’il est impossible de faire pousser quelque chose dans le monde des Morts. Une façon de dire qu’il est impossible de vivre dans cet endroit. Ce que le personnage de Colette va s’évertuer à combattre tant elle va s’attacher à celles et ceux qui font bel et bien vivre les Enfers.

On peut voir en cela toute une symbolique sur l’importance du souvenir mais aussi sur la résilience face à la perte. Il s’agit de maintenir le cycle de la vie, par-delà la mort : conserver la mémoire de ceux qui ne sont plus là mais continuer à avancer car ils l’auraient souhaité ou que d’autres le souhaiteront un jour. Celles et ceux qui ont vu le film d’animation Coco verront sans doute de quoi je veux parler car on y trouve une façon de percevoir la mort assez similaire, par moments. Ces œuvres nous encouragent à penser la mort non pas comme une fin en soi mais une autre forme d’existence, possible grâce à notre faculté à nous rappeler nos défunts et à entretenir leur souvenir.

Le squelette de Frida Kahlo dans le film d'animation Coco (2017)
Le squelette de Frida Kahlo dans le film d’animation Coco (2017)

Il semble en tout cas que le thème du Jardin des Morts était cher à Hugo Simberg car il en a réalisé plusieurs versions, avec différentes techniques. Vous pourrez en trouver quelques unes dans la galerie, à la fin de cet article.

Bref, Colette decides to die est un de mes mangas préférés depuis un petit moment. Je l’ai justement découvert peu de temps après avoir perdu ma maman et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, je ne le regrette pas. Il est très positif contrairement à ce que son propos pourrait laisser croire de prime abord. Je trouve qu’il a une façon originale de « dédramatiser » des sujets très durs (la mort, le suicide, l’abandon, la perte, la maladie… tellement de choses). Et puis, on y suit une jolie histoire d’amour (impossible ? On ne sait pas encore, le manga n’est pas encore terminé mais je crois en une happy ending parce que je suis une indécrottable romantique).

Hadès et deux de ses squelettes serviteurs du manga Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.
Hadès et deux de ses squelettes serviteurs du manga Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.

Je ne peux que vous en conseiller la lecture (bon, il faudra lire l’anglais ou le japonais) si vous avez l’occasion de vous le procurer.

Galerie d’œuvres d’Hugo Simberg

Quant à notre artiste Finlandais, Hugo Simberg, je vous propose de découvrir quelques unes de ces autres œuvres ci-dessous. Je pense que, comme moi, vous en conclurez qu’il mérite d’être plus connu !

J’espère que vous ne le trouverez pas trop macabre. En ce qui me concerne, je trouve ses œuvres vraiment surprenantes. C’est pour cette raison que j’ai choisi de vous les faire découvrir. Il faut savoir qu’Hugo Simberg a notamment illustré des contes et a été un artiste Symboliste toute sa carrière (même quand ce mouvement n’était plus trop « à la mode »). Ceux qui suivent un peu les articles de ce blog savent à quel point j’adore ce genre de profil ! On peut donc s’amuser à trouver les histoires derrière ses œuvres et essayer d’y déceler tous les niveaux de lecture possibles. Mais comme le disait l’artiste lui-même :

« Il incitait les gens à faire leurs propres interprétations et il espérait que ses peintures touchent au plus profond et fassent pleurer les gens en leur for intérieur. A son avis on ne devait pas réfléchir à ce que le peintre avait pensé quand il a fait son œuvre ou ce qui se passe dans la peinture : le plus important, c’est la sensation du spectateur. »

[Source]

N’hésitez pas à me dire en commentaire laquelle de ses œuvres est votre préférée ! Et dites-moi si elles vous ont touché, comme l’espérait l’artiste.


Sources :

Wikipédia, Hugo Simberg
Google Arts and Culture – The Garden of Death

Zdzisław Beksiński : peindre le monde des cauchemars

Zdzisław Beksiński est de ces artistes dont les créations nous fascinent au premier regard, frappant en plein cœur, là où ça fait mal… et du coup, là où ça fait tellement de bien aussi. Son art est délicieusement sombre, terriblement beau. Son univers est original et poignant. Et même si son nom est imprononçable et que vous l’oublierez sans nul doute rapidement, il ne fait aucun doute que ses œuvres, elles, s’inscriront dans un coin de votre mémoire à jamais.

Zdzisław Beksiński
Zdzisław Beksiński

Je le dis ici et je le redirai sans doute ailleurs dans l’article : âmes sensibles s’abstenir ! Certaines de ses œuvres sont vraiment dures à regarder. En particulier si vous avez du mal avec les corps déformés, les cicatrices, les créatures humanoïdes pas forcément identifiables… Bref. Ne vous filez pas des cauchemars pour rien. Cela dit, je mettrai les « pires » œuvres en toute fin d’article donc vous devriez pouvoir le lire sans problème. Évitez juste de zieuter la galerie d’images, en bas de page, si vous ne le sentez pas.

Nous parleront essentiellement, ici, des peintures de Zdzisław Beksiński. Sachez, toutefois, qu’il a également touché à d’autres formes d’art, comme la sculpture, la photographie mais aussi le photomontage (y compris par ordinateur).

Qui était Zdzisław Beksiński ?

Zdzisław Beksiński est un artiste polonais né en 1929 et mort en 2005. Je prends le temps de préciser ces informations biographiques sommes toutes assez ennuyeuses parce que je pense que le contexte est important pour apprécier ses œuvres.

Zdzisław Beksiński
Zdzisław Beksiński

J’insiste donc : c’est un artiste polonais, né en 1929. Vous voyez un peu au milieu de quoi il a grandi ? Bon. Parce que la Seconde Guerre Mondiale occupe, à n’en pas douter, une grande place dans l’imaginaire de l’artiste. Dans certaines de ses peintures, la référence ne fait même aucun doute (voir, ci-contre, une de ses peintures représentant clairement un soldat allemand, à en juger par la forme de son casque). Toutefois, comme je le disais, ce n’est finalement qu’une question de contexte car Zdzisław Beksiński n’a jamais vraiment fourni d’explications concernant ses œuvres. Nous ne pouvons donc que faire des spéculations à leur sujet et essayer de les rattacher à ce qu’il a pu vivre, voir, entendre, faire comme expérience, etc.

« Un style unique, minutieux, aussi terrifiant que créatif, à l’image de sa vie. Né en 1929 dans la petite ville polonaise de Sanok qu’il quitte en 1977 pour un appartement dans une barre grise de Varsovie, Zdzislaw Beksinski n’aimait pas trop sortir de chez lui et vivait en fusion totale avec Zofia, sa femme prévenante et dévouée, Tomasz, son fils maniaco-dépressif et célèbre animateur radio, et les deux grands-mères dépendantes. »

(Source : Article RFI – « La renaissance du peintre polonais Beksinski, «The Last Family» »)

Sa femme est morte en 1998. Un an plus tard, son fils, animateur de radio, s’est suicidé.
Sa femme est morte en 1998. Un an plus tard, son fils, animateur de radio, s’est suicidé.

Notons aussi que l’artiste n’a pas hésité à brûler certaines de ses toiles, avant un déménagement, les jugeant « trop personnelles ». Il lui arrivait aussi de recouvrir des toiles quasiment achevées quand elles ne lui convenaient pas, pour repeindre au-dessus d’elles. Du coup, même si la plupart de ses œuvres n’ont pas de titre, on peut essayer de les comprendre en comprenant l’homme qu’il fut. Toutefois, il faut aussi retenir qu’il semblait avoir du mal à parler de choses trop personnelles dans ses tableaux. Nous verrons également que nous pouvons tout aussi bien nous passer de titre ou d’explications de l’artiste pour appréhender ses œuvres à notre manière, avec notre propre ressenti, nos propres connaissances et expériences.

Les œuvres inexplicables de Zdzisław Beksiński

Il ne fait aucun doute, à mon sens, que l’ambiance bien particulière qui marque chaque œuvre de Zdzisław Beksiński est de celle qui n’a pas besoin de mots : vous voyez ; vous comprenez. Son langage semble universel. Vous n’avez pas besoin d’explications pour être touché par ses tableaux. Dans le même temps, observer ses œuvres vous pousse à l’introspection. Qu’est-ce que je ressens ? A quoi cela me fait-il penser ? Et, sans nous en apercevoir, nous voilà déjà en train d’essayer de décrypter l’histoire qui se cache derrière l’œuvre que nous regardons.

A mon sens, l’échange entre le spectateur et l’œuvre se fait par les émotions, les sentiments ressentis. Ses œuvres vous prennent aux tripes, comme si elles nous touchaient personnellement. Bien sûr, cela varie d’une œuvre et d’une personne à l’autre. Il n’empêche, il y a, à coup sûr, au moins une œuvre de Zdzisław Beksiński  qui vous touchera, que vous puissiez l’expliquer ou non.

Je pense que quelqu’un qui voudrait vous parler durant des heures de l’œuvre de Zdzisław Beksiński n’aurait pas fondamentalement tort (et je ne dis pas ça parce que je suis justement en train de vous parler de lui et d’essayer de vous expliquer son travail)… C’est seulement que ses explications ne pourraient être qu’à des années lumières de ce qui fait réellement l’intérêt du travail de cet artiste. Car comment mettre des mots sur ce que l’on ressent ? C’est toujours extrêmement délicat. C’est aussi très personnel, très subjectif. Si j’essayais de vous décrire ce que je ressens devant une toile de Zdzisław Beksiński, vous pourriez très bien me dire que vous comprenez mais que vous ne ressentez pas tout-à-fait la même chose. Auriez-vous tort ? Aurai-je tort ? Pas vraiment. Après tout, l’artiste n’a pas donné de clef précise pouvant nous permettre de comprendre son oeuvre. Il n’existe pas de « dictionnaire » de Beksiński, qui apporterait une définition précise de ce que nous devrions voir dans chacun de ses tableaux. Et c’est aussi ce qui fait la beauté de son travail et la fascination qu’il provoque chez nous.

Zdzisław Beksiński et la mort

Cet artiste est aussi de ceux qui attisent une curiosité malsaine. Ses personnages osseux, ses corps cassés ou difformes, ses effrayants humanoïdes et le côté particulièrement organique de son travail, bercé par une palette chromatique restreinte, comme une brume oppressante, étouffante, attise la part de nous qui est fascinée par l’horreur, le malheur, la douleur… La mort aussi, sans aucun doute, qui règne en maître sur ce monde du rêve et du cauchemar.

Dans cette peinture, ne croirait-on pas reconnaître le Grand Monolithe Noir de 2001, l'Odyssée de l'Espace ?
Dans cette peinture, ne croirait-on pas reconnaître le Grand Monolithe Noir de 2001, l’Odyssée de l’Espace ?

On se croirait parfois dans Blade Runner (nouvelle mouture) ou Mad Max, avec son désert étouffant, à l’air orangeâtre saturé de poussière (voir ci-dessous, sur cette toile nous montrant une carcasse de voiture). Certaines peintures de l’artiste ont vraiment quelque chose de cinématographique, que soit dans les couleurs, la mise-en-scène, le cadrage… On pourrait y voir les décors d’un film de science-fiction post-apocalyptique, sans doute ponctué de scènes d’horreur particulièrement poignantes.

D’ailleurs, il semble que Zdzisław Beksiński voulait être réalisateur de cinéma mais que son père s’y opposa (source).

« [Dans The Last Family, film du réalisateur polonais Jan P. Matuszynski], il s’agit de raconter via le cinéma l’histoire de la famille le plus filmée de toute l’histoire de l’humanité. Beksinski a tout filmé et enregistré : des discussions banales en passant par les crises psychiques de son fils suicidaire, jusqu’à l’enterrement de sa propre mère. »

(Source : Article RFI – « La renaissance du peintre polonais Beksinski, «The Last Family» »)

On trouve aussi parfois, dans certaines de ses toiles, des personnages de légende qui ne nous sont pas inconnus. Le Sinistros ou encore la Mort sur son fidèle destrillé, peint maintes fois dans l’Histoire de l’Art (même si c’est tout de suite la version de Dürer qui me vient à l’esprit). On devine aussi des figures christiques, en pleine crucifixion, et des épisodes bibliques comme la Tour de Babel.

Danse macabre, représentations de la mort, entités supérieures, sortes de dieux, de déités, et toutes sortes de monstres : l’œuvre de Zdzisław Beksiński semble tout droit sortie du Necronomicon de H. P. Lovecraft. On s’attend presque à voir surgir Cthulhu, au milieu de l’épaisse poussière. On est passé de l’autre côté (on remarque d’ailleurs que l’artiste a peint plusieurs fois des sortes de portes, des portails étranges et plus ou moins rassurants), dans le monde obscur de Stranger Things, où vivent toutes sortes de créatures cauchemardesques et qui ressemble pourtant étrangement à notre monde réel. Des monstres dont l’allure humanoïde ne fait que renforcer leur inquiétante-étrangeté. Dans certains de ses tableaux, c’est l’absence même de toute vie qui est terrifiante. On entendrait presque le silence.

Tous ces éléments fascinent, pour d’obscures raisons. Les ténèbres ont toujours attiré l’homme et Zdzisław Beksiński est de ceux qui peignent les ténèbres, ce qui rend son travail diablement efficace (comme je le disais en introduction, son travail marque les esprits ; on se souvient de ses peintures car elles choquent, d’une certaine façon). Nous possédons tous une part d’ombre et c’est elle qui intéresse l’artiste – celle qui est en lui, sans doute, mais aussi celle de ses spectateurs. Notre intérêt pour son art, qui nous apparaît rapidement comme délicieusement sombre, pourrait donc être vu comme un intérêt pour notre subconscient, pour cette part d’ombre en nous. C’est en tout cas ainsi que je perçois son travail. Devant un Zdzisław Beksiński je me sens comme devant un miroir qui me renverrait l’image de ce que je ne peux pas voir de moi ; tout d’abord, mes peurs (qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, naïvement, ne sont pas toujours limpides et connues de nous), mais aussi mes envies (en particulier les plus sombres), mes rêves et mes cauchemars (lieux privilégiés d’expression de notre subconscient), le « monstre » en moi.

Zdzisław Beksiński et les horreurs de l’Histoire

Mais Zdzisław Beksiński ne se contente pas de peindre des scènes détachées de toute réalité. Il parle de notre monde, de sa cruauté et des souffrances que l’homme engendre ou subit. Son œuvre n’a rien d’optimiste ou d’utopiste. Il dépeint la face sombre du monde dans un univers fantastique, chimérique . Après tout, nos rêves et nos cauchemars, songes incontrôlables qui surgissent dans nos esprits chaque nuit, ne sont-ils pas plus honnêtes que nous ne le serons jamais ?

Les motifs et les sujets que choisit l’artiste sont souvent en lien avec l’Histoire. On reconnaît nettement des soldats allemands ou des chars d’assaut, çà et là, mais aussi le marteau et la faucille, symbole du Parti Communiste. Il peint aussi ce qui semble être des cathédrales – ou ce qu’il en reste. On aperçoit aussi parfois des véhicules aux silhouettes bien réelles. La réalité se mêle alors au cauchemar, le rendant plus inquiétant encore. Ce qui nous paraissait purement fictif devient étrangement familier.

Les images que produit ainsi Zdzisław Beksiński sont ainsi d’une incroyable expressivité. L’on perçoit la douleur de ses personnages alors même qu’ils semblent tous déjà morts ; l’on ressent leur solitude même en leur absence ; l’on comprend les références de l’artiste, qu’il parle de scènes bibliques ou d’évènements historiques gravissimes comme la Seconde Guerre Mondiale. L’être humain, de tout temps, est au centre de son œuvre. C’est un vaste cauchemar commun, universel, qu’il dépeint.

D’ailleurs, l’on ne s’échappe pas de l’univers de Zdzisław Beksiński. Ses personnages (même si ses tableaux n’en sont pas toujours pourvus, ils disposent tous d’une présence) font partie de cet univers et ne peuvent rien faire pour s’en échapper. Comme enfermés dans un dédale qu’ils ne distinguent pas forcément, ils cherchent inlassablement la sortie, la solution ultime à un mal être qui les dépasse. Mais cette sortie existe-t-elle ?  Zdzisław Beksiński a peint de nombreux portails mais comment savoir s’ils ne mènent simplement pas à un autre cauchemar ? Comment être sûr qu’ils mènent seulement quelque part ? Beaucoup de ses personnages sont seuls ; abandonnés par leur propre monde et les forces qui le régissent (pour peu qu’elles existent), abandonnés par leurs semblables. Les corps souffrent, sont décharnés, squelettiques, difformes, torturés.

Zdzisław Beksiński: Sans titre. 1984. Acrylique sur panneau. 98.5 x 101 cm. Collection privée (Wikimedia Commons).
Zdzisław Beksiński: Sans titre. 1984. Acrylique sur panneau. 98.5 x 101 cm. Collection privée (Wikimedia Commons).

Pour autant, il ne faut pas ôter du travail de Zdzisław Beksiński toute forme d’humour. Il fait preuve d’une certaine ironie. Je perçois cela comme une forme de désillusion mais l’homme semblait être quelqu’un d’enjoué et de drôle, contrairement à ce que son art dit de lui. Il dépeint ainsi un corps décharné et couvert de cicatrices, portant un tutu.

« A l’école, il faisait des dessins de nus, ce qui irrita un jour un prêtre qui lui dit: « Mon fils, tu mourras et tes dessins dégoûtants vont effrayer des générations » Beksiński considéra cela plutôt comme un compliment. »

(Source : Art Polonais – Des histoires sur l’art. L’histoire racontée par l’art. « Le côté obscur de l’âme. »)

Dans la vie de tous les jours, Zdzisław Beksiński semblait être quelqu’un de positif. Son œuvre torturée et tourmentée peut alors être considérée comme une échappatoire ; non seulement une façon d’exprimer sa pensée et sa personnalité, et un moyen d’échapper au régime dictatorial et totalitaire polonais d’Après-Guerre, peu enclin à supporter un travail artistique comme le sien. Son principal galeriste, Piotr Dmochowski, dit de lui qu’il était « bizarre » :

« Il était spécial. Il était un peu bizarre. C’était un homme d’une très grande intelligence, d’une très grande culture, érudit, il savait énormément de choses. Très bavard, très sympathique, mais, il ne sortait pas de chez lui. Il n’a jamais voyagé à l’étranger, il n’a jamais pris l’avion, il n’a jamais quitté d’abord sa ville natale et ensuite Varsovie où il a déménagé. Il était un homme très compliqué, très complexe, avec énormément de contradictions, mais avec une telle puissance d’esprit et de personnalité, qu’on pouvait passer avec lui douze heures à converser. Mais il avait ses quelques lubies et difficultés. En plus, il avait des problèmes de santé qui faisaient qu’il ne pouvait pas sortir. Il n’est jamais venu à aucun de mes vernissages et j’en ai fait des dizaines : en France, en Belgique, en Allemagne, en Pologne… Il restait toujours chez lui, enfermé, à travailler. Il écrivait beaucoup, des nouvelles, des contes. Il menait une grande correspondance, avec plusieurs personnes. Il y a deux mois, j’ai publié un grand livre de 850 pages de correspondance entre lui et moi. (…) « [L’]excellent film [The Last Family du réalisateur polonais Jan P. Matuszynski] montre un homme plein de contradictions et plein de manies. Par exemple, Beksinski détestait à serrer la main à quelqu’un. Toucher quelqu’un, cela le mettait mal à l’aise. Il ne m’a jamais dit le mot « merci ». Jamais. Pendant 30 ans que nous travaillions ensemble et pendant les douze ans où j’étais son marchand, à aucun moment, il ne m’a dit « merci ». Pourtant, je lui ai fait venir en Pologne des milliers de choses dont il avait besoin. Je courais comme un fou pour trouver tout cela. Je lui ai apporté cela à son domicile, et jamais, je n’ai entendu le mot « merci ». Donc, il était bizarre. »

(Source : Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »)

Certaines de ses toiles évoquent aussi les œuvres d’autres artistes surréalistes comme Salvador Dali. Comme chez ce dernier, on peut ainsi parfois voir des œufs dans ses peintures :

« Symbole chrétien de la résurrection du Christ et l’emblème de la pureté et de la perfection. L’œuf évoque par son aspect et sa minéralité une symbolique chère à Dalí, celle de la vie antérieure, intra-utérine et de la re-naissance. »

(Source : Dali Paris)

« Très souvent chez Beksinski, derrière ce côté morbide se trouve une plaisanterie qui vous fait sourire. »

(Source : Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »)

Un humour que Zdzisław Beksiński partageait alors peut-être avec son confrère Surréaliste espagnol, Salvador Dali, et d’autres membres de ce mouvement tout-à-fait particulier dans l’Histoire de l’Art, comme André Breton. Et ce, même s’il n’avait jamais quitté sa Pologne natale.

Alors, Zdzisław Beksiński, âme torturée ou artiste inventif, capable de créer de toute pièce les pires cauchemars ? En tout cas, son travail est rattaché au mouvement Surréaliste dont les « membres » se servaient du rêve et disaient faire appel à leur subconscient pour créer. L’artiste déclarera d’ailleurs : «Je tiens à peindre comme si je photographiais mes rêves. » Il emportera toutefois les secrets de ses rêves dans sa tombe. Lui qui semblait à la fois avoir peur et être fasciné par la mort depuis son enfance sera finalement assassiné de 17 coups de couteau en 2005, après avoir survécu à la mort de son épouse en 1998 et le suicide de son fils, un an plus tard. Drôle d’œuvre, drôle de vie, drôle de mort.

100 œuvres de Zdzisław Beksiński

N’hésitez pas à cliquer pour voir les œuvres en plus grand. J’ai regroupé des peintures mais aussi des dessins. Toutefois, certaines œuvres sont en noir et blanc parce que je ne les ai pas trouvées en couleurs, tout simplement.

Je préfère également prévenir : âmes sensibles s’abstenir ! Certaines œuvres sont vraiment dures à regarder. En particulier si vous avez du mal avec les corps déformés, les cicatrices, les créatures humanoïdes pas forcément identifiables… Bref. Ne vous filez pas des cauchemars pour rien.

 

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Sources :

https://www.facebook.com/beksinski/
« The Cursed Paintings of Zdzisław Beksiński »
Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »
Art Polonais – Des histoires sur l’art. L’histoire racontée par l’art. « Le côté obscur de l’âme. »

Demain, vous deviendrez des robots.

Je travaille actuellement sur le thème des robots car le sujet de mon mémoire porte sur ce que ces créatures disent de nous, de ce que nous sommes aujourd’hui, de ce dont nous avons envie, de ce qui nous fait rêver (et pas seulement de ce que nous deviendrons peut-être) à travers l’étude d’œuvres de science-fiction contemporaines.

A ce titre, je me retrouve souvent confrontée aux discours transhumanistes qui, je dois bien l’avouer, m’inquiètent.

Le transhumanisme, c’est quoi ?

Raymond C. Kurzweil (plus connu comme Ray Kurzweil) est le plus célèbre transhumaniste actuel. Auteur, ingénieur, chercheur et futurologue américain, il a été embauché par Google comme directeur de l'ingénierie en 2012.
Raymond C. Kurzweil (plus connu comme Ray Kurzweil) est le plus célèbre transhumaniste actuel. Auteur, ingénieur, chercheur et futurologue américain, il a été embauché par Google comme directeur de l’ingénierie en 2012.

Le transhumanisme est un mouvement qui s’est développé dans les années 60 en Californie. Les personnes les plus bavardes et actives de ce mouvement qui se veut à la fois philosophique, politique et sociologique, se trouvent en plein cœur de la Silicon Valley (USA). C’est-à-dire à l’endroit même de la planète où se situent les sièges sociaux des entreprises et groupes les plus puissants au monde à l’heure actuelle (Google, Facebook…).

Il existe là un campus nommé « La Singularité » (des cours y sont donnés, un diplôme peut y être obtenu) qui entretient des liens étroits avec Google notamment, dont le siège se situe à proximité immédiate. Ce campus est le lieu de vie des transhumanistes ou transhumanistes en devenir. Autant dire que la recherche dans ce milieu est largement assurée… et est loin d’être clean à tout point de vue.

Le nom de cette université fait référence à un concept selon lequel l’humanité atteindra un jour un stade de non-retour vis-à-vis des technologies. Un stade surnommé « la singularité technologique ». A ce moment, dans un futur plus ou moins lointain, les technologies deviendront autosuffisantes, se générant, se réparant, se construisant d’elles-mêmes car elles seront créées par des intelligences artificielles (c’est-à-dire d’autres machines). Ces technologies deviendront alors parfaitement incompréhensibles pour les humains que nous sommes aujourd’hui, même les plus intelligents et experts d’entre nous. Tout simplement parce que notre cerveau ne sera plus aussi rapide et efficace que celui des super-ordinateurs de demain, capables de réaliser une infinité de calculs en des temps records. C’est pourquoi les transhumanistes pensent que nous seront forcés de devenir des « post-humains » pour nous adapter à ce nouveau monde, plus rapide que nous, et pour ne pas disparaître. Autrement dit, nous serons contraints de devenir des cyborgs : moitié-homme, moitié-machine. Des humains augmentés, améliorés, si vous préférez.

Un scénario catastrophe, digne de Terminator ?

Étant donné qui sont les têtes pensantes supportant ce mouvement, la réponse n’est pas si évidente. C’est d’ailleurs, dans une moindre mesure, ce que j’essaye moi-même de démontrer dans mon travail de recherche… (Je vous rassure, je ne sois pas du côté obscure de la Force… J’ai peur des piqûre alors devenir une post-humaine bourrée de puces électroniques enfoncées sous ma peau, ça m’enchante moyen, vous voyez ?)

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Qui sont vraiment les transhumanistes ?

Comme je vous l’expliquais, ces gens imaginent (à partir de d’hypothèses mathématico-satistico-j’y comprends rien mais ça a l’air sérieux quand même) que, demain, l’espèce humaine disparaîtra au profit d’une autre forme de vie : le post-humain. C’est-à-dire des humains mêlés à la machine. Ou, plus inquiétant encore, des machines mêlées aux humains. C’est-à-dire des cyborgs.

Selon eux, il deviendra une question de survie de faire le choix du transhumanisme. Le choix ne nous sera alors plus laissé de rester nous-mêmes (simplement humains) car, dans la course à la performance, nous serons probablement obligés de subir la mutation. Les raisons à cela seront des plus prosaïques : pour rester performants au travail, par exemple et ne pas être remplacés par une personne bénéficiant d’améliorations plus performantes. Sinon, nous serons laissés sur le bord du chemin de l’évolution, voués à disparaître comme d’autres espèces avant nous.

Cette « secte » inquiétante (enfin, personnellement, je trouve que ça ressemble quand même beaucoup à une secte, vu de l’extérieur), qui se défend d’en être une grâce aux cerveaux qu’elle exhibe (de nombreux scientifiques, bardés de diplômes tous plus impressionnants les uns que les autres), n’imagine pas d’autre route possible pour notre futur. Et étant donné les amis puissants dont elle dispose, il y a fort à parier qu’il nous faudra surveiller ces hurluberlus de près dans les années à venir.

Quel est leur but, actuellement ?

Sur l'affiche du film Transcendance de 2014, on peut lire : "Yesterday Dr. Will Caster was only human" (Hier, le Dr. Will Caster était seulement humain)
Sur l’affiche du film Transcendance de 2014, on peut lire : « Yesterday Dr. Will Caster was only human » (Hier, le Dr. Will Caster était seulement humain)

Parvenir à décrypter les secrets du cerveau afin de pouvoir, d’ici 2025 (selon leur prévision), à transférer le premier cerveau humain dans un ordinateur(pour ceux qui l’ont vu, c’est ce qui se passe dans le film Transcendance avec Johnny Depp.)

Certaines personnes se demandent si l’idée de pouvoir se « connecter » un jour au cerveau de quelqu’un ne servira pas davantage les intérêts de grands groupes comme Google (qui fournit déjà largement de quoi financer la recherche dans ce domaine, comme nous l’avons vu) plutôt que de louables objectifs en matière de sciences et en particulier de médecine. En effet, imaginez quelles seraient les possibilités d’un groupe marchand qui pourrait, tout-à-coup, accéder à vos moindres désirs ? Bien sûr, nous n’en sommes pas encore là. Mais si certains y ont pensé… Le très bon web-documentaire Do not track de Arte expliquait très bien les dangers potentiels que pourraient générer des avancées technologiques de ce genre, entre autres choses tout aussi bonnes à savoir (et ça tombe bien, comme j’en ai fait un article, vous n’avez qu’à cliquer sur le lien pour en savoir plus ;)).

En tout cas, une chose est sûre, pour moi qui essaye de crédibiliser la science-fiction à travers mes recherches, si j’étais transhumaniste, je n’aurais qu’à me baisser et ramasser toutes les miettes que l’on me tend. Malheureusement, je ne le suis pas et si je cherche à démontrer que la science-fiction porte des discours intéressants pour notre société actuelle et son développement futur, ça n’est certainement pas dans la même optique qu’eux.

Sur ce, si vous n’avez rien compris à tout ce que je viens de vous raconter sur le Transhumanisme, la Singularité et tout ce joyeux bordel (et même si vous avez tout compris, d’ailleurs), je vous invite à regarder la très bonne vidéo de Dirty Biology qui se trouve juste ici (vous pouvez aussi regarder toutes les autres vidéos de la chaîne : elles sont bien, elles sont TRÈS bien) :

Alors, seriez-vous prêts à devenir des robots ou vous battrez-vous pour votre humanité, vous qui êtes déjà connectés de toute part ? Dites-moi tout dans les commentaires !