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Coronamaison : notre foyer à l’heure du Coronavirus (Partie 2)

Le confinement se poursuit. Et ce long article sur nos lieux de vie, nos maisons, nos foyers lui aussi.

Aujourd’hui, nous allons voir que les maisons sont différentes d’une classe sociale à une autre depuis très longtemps. A travers cet état de fait, nous pourrons évoquer les inégalités sociales qui ont accompagné l’évolution de nos logements jusqu’à nos jours. Car si nous sommes nombreux à déplorer que nous ne sommes pas tous égaux face au confinement (déjà, une pensée pour ceux qui, comme moi, vivent dans un appartement sans aucun extérieur…) nous verrons que nos maisons se sont très tôt différenciées les unes des autres selon notre rang dans la société et/ou notre porte-monnaie.

Comme dans notre précédent article, nous nous concentrerons essentiellement sur l’Europe à partir du Moyen-Age. Mais, promis, nous irons faire un petit tour ailleurs et après le début du XXème siècle dans notre troisième et dernière partie !

Maisons et classes sociales

« Les pauvres, c’est fait pour être très pauvre et les riches pour être très riche » fait dire Gérard Oury à l’acteur Louis de Funès dans La Folie des Grandeurs (film qui, notons d’ailleurs, est programmé sur les écrans français à la moindre occasion de confinement : vacances, canicule et maintenant Coronavirus… Là où je veux en venir, c’est qu’on a jamais vu De Funès et le Père Noël dans la même pièce. Coïncidence ? Je ne crois pas.). Selon leur richesse, leur pouvoir, leurs activités, les gens n’ont jamais habité les mêmes maisons. A travers le temps, les habitations ont changé et sont devenues globalement plus confortables, même pour les classes populaires. Néanmoins, le creuset entre les maisons riches et pauvres ne s’est jamais refermé, atteignant même souvent des proportions démesurées.

Nous allons faire un petit tour des propriétaires pour s’en rendre compte. Encore une fois, nous ne nous arrêterons pas sur des châteaux ou palais royaux, qu’un véritable gouffre sépare de nos foyers à nous. Vous verrez néanmoins que nous n’en aurons pas besoin pour goûter à l’exubérance du luxe !

La maison bourgeoise

Avec l’apparition et le développement de la bourgeoisie, avoir une belle et grande maison va devenir un signe extérieur de richesse.

Les beaux salons, les salles de réception et autres pièces dévolues aux loisirs vont commencer à trouver leur place dans les hôtels particuliers de Paris. Leurs propriétaires rivalisent alors pour avoir la plus belle décoration et se distinguer du voisin. Il s’agit de faire de leur maison « the place to be ». Ces endroits deviennent davantage des lieux de rencontre que des demeures familiales. Même si elles restent des foyers où il fait bon vivre, étant donné le luxe dont bénéficient certaines d’entre elles, elles sont aussi pensées pour en mettre plein les yeux aux convives. Il s’agit alors de démontrer que l’on a le goût des belles choses mais aussi un certain talent pour découvrir les nouvelles tendances avant les autres.

Un appartement oublié depuis 70 ans
Appartement abandonné à Paris depuis 70 ans

Pour se rendre compte de ce à quoi pouvait ressembler un logement bourgeois « classique », l’on peut se tourner vers l’appartement de Mme de Florian à Paris. Je lui avais dédié un petit article il y a quelques années car ce logement avait été oublié de tous depuis 70 ans, époque où sa propriétaire (la petite-fille de Mme de Florian) avait quitté la Capitale pour ne plus jamais y revenir. Sans le vouloir, cette dame nous a laissé une véritable capsule temporelle !

Et puis, durant l’été qui s’accroche aux persiennes,
Dans la chambre, pendant les chauds après-midi,
Tout ce que tu disais et tout ce que j’ai dit…
-La poussière dorée au plafond voltigeait,
Je t’expliquais parfois cette peine que j’ai
Quand le jour est trop tendre ou bien la nuit trop belle
Nous menions lentement nos deux âmes rebelles
A la sournoise, amère et rude tentative
D’être le corps en qui le cœur de l’autre vive;
Et puis un soir, sans voix, sans force et sans raison,
Nous nous sommes quittés; ah! l’air de ma maison,
L’air de ma maison morne et dolente sans toi,
Et mon grand désespoir étonné sous son toit1!

James Tissot, Hide and seek (Cache-cache), Huile sur toile, 73,4 x 53,9 cm, v.1877, National Gallery of Art, Washington.
James Tissot, Hide and seek (Cache-cache), Huile sur toile, 73,4 x 53,9 cm, v.1877, National Gallery of Art, Washington.
James Tissot, October (Octobre), Huile sur toile, 216,5 x 108,7 cm, 1877, Musée des Beaux-Arts, Montréal. "Octobre" est une des plus célèbres peintures de James Tissot. On y voit Kathleen Newton, sa compagne, dans une superbe robe noire, qui tranche sur le fond orangé par les feuilles d'automne.
James Tissot, October (Octobre), Huile sur toile, 216,5 x 108,7 cm, 1877, Musée des Beaux-Arts, Montréal.
« Octobre » est une des plus célèbres peintures de James Tissot. On y voit Kathleen Newton, sa compagne, dans une superbe robe noire, qui tranche sur le fond orangé par les feuilles d’automne.

Le français James Tissot (de son vrai nom Jacques-Joseph Tissot) est un des plus célèbres peintres de la deuxième partie du XIXème siècle. Il passe une partie de sa vie en Angleterre où il tombe amoureux de Kathleen Newton dont il fera de nombreux portraits restés célèbres dans l’Histoire de l’Art. « Déshonorée pour avoir donné naissance à un enfant illégitime, la jeune divorcée vient habiter la luxueuse demeure du peintre à Saint John’s Wood, de 1876 jusqu’à sa mort en 1882, nous explique-t-on dans le hors série de Beaux-Arts Magazine, consacré à l’artiste2. « Les portraits de la Kathleen, au cadrage très serré, reflètent (inconsciemment ?) cette mise au ban de la société, le couple ne pouvant s’afficher au grand jour. Mais la sphère domestique donne également lieu à des scènes familiales sereines et tendres, à l’image de Hide and Seek (vers 1877), où l’on jurerait entendre les gloussements irrépressibles des jeunes enfants jouant à cache-cache, tandis que leur mère est plongée dans son journal. »

L’hôtel particulier de la Païva

L’appartement de Marthe de Florian est déjà impressionnant mais il ne peut guère lutter contre celui d’une autre courtisane, devenue marquise, à peu près à la même époque : la Païva. D’ailleurs, ce n’est même pas un appartement mais un hôtel particulier qu’elle fait construire !

Vue en coupe d'un hôtel particulier. Planche issue des "Besoins de la vie et les éléments du bien-être : Traité pratique de la vie matérielle et morale de l'Homme dans la famille et dans la société" (1887) du Docteur J. Rengade.
Vue en coupe d’un hôtel particulier.
Planche issue des « Besoins de la vie et les éléments du bien-être : Traité pratique de la vie matérielle et morale de l’Homme dans la famille et dans la société » (1887) du Docteur J. Rengade.

Un hôtel particulier est un immeuble ou une construction domestique située en ville (et particulièrement à Paris, qui en comptait jusqu’à 2000 à une époque) et destiné à n’être habité que par une seule famille (et son personnel de maison, qui occupe généralement les « chambres de bonnes » sous les combles).

La Païva, de son vrai nom Esther Lachmann. Photographie de 1850 environ.
La Païva, de son vrai nom Esther Lachmann. Photographie de 1850 environ.

Un des plus incroyables hôtels particuliers de Paris est celui de la courtisane que l’on surnommait La Païva, Esther Lachmann de son vrai nom. On raconte qu’elle l’aurait fait construire à l’emplacement où l’un de ses clients l’aurait jetée de voiture, alors qu’elle vendait ses charmes pour survivre. Elle se serait alors promis de se venger en y construisant la maison la plus extraordinaire de Paris. Avant de parvenir à ses fins, elle se marie trois fois et hérite du titre de marquise de Païva. Sa fortune désormais colossale lui permet de faire construire de véritables folies parmi lesquelles un escalier en onyx ou encore une baignoire aux trois robinets dont l’un, dit-on, distribuait du champagne.

Après avoir observé la magnificence des lieux, le poète Emile Augier écrit : « Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés ».

C’est l’architecte Pierre Manguin qui est en charge de la construction. Quant aux décors peints, ce n’est autre que Paul Baudry, peintre de l’Opéra Garnier, qui les réalise. L’architecte met une dizaine d’années à construire cette demeure qui, au total, aurait coûté 10 millions de francs de l’époque3.

Les résidences secondaires

Il n’est pas étonnant que les résidences secondaires bourgeoises aient commencé à voir le jour à peu près à la même époque, au cours du XVIIIème siècle. Elles permettent d’étendre son patrimoine mais aussi de s’éloigner des grandes villes.

Ces maisons se situent généralement à la campagne, non loin des premières lignes de chemin de fer afin de s’y rendre facilement. Juste assez loin pour être au calme et se sentir dépaysé ; juste assez proches pour pouvoir y aller rapidement et revenir tout aussi vite.

Les résidences secondaires sont celles où l’on passe ses week-ends ou des séjours de vacances. Elles sont parfois des maisons de famille où différentes générations se rassemblent. On y invite plus volontiers ses proches et ses amis que le gratin mondain.

La résidence secondaire de… Frankenstein ?

Une résidence secondaire est entrée dans l’Histoire pour avoir abritée, au cours de l’été 1816, Lord Byron, Mary Shelley, Percy Shelley, John Polidori et Caire Clairmont : la villa Diodati. Elle est aujourd’hui inscrite comme bien culturel suisse d’importance nationale.

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Cette année-là, le groupe de jeunes gens se retrouvent dans la villa qui appartient à Lord Byron, au bord du lac Léman. Ils y passent leur temps à se raconter des histoires d’horreur.

Il faut dire que 1816 est connue comme « l’année sans été4« . Mary Shelley décrira plus tard ses souvenirs d’une pluie incessante, d’un temps froid et gris5. Une atmosphère sombre à laquelle s’ajoutent des orages. Une ambiance idéale pour se conter des récits horrifiques entre amis !

Cela finit par inspirer à Mary Shelley son fameux Frankenstein. Polidori, lui, y crée Le Vampire.

La villa Diodati de nos jours.
La villa Diodati de nos jours.
Tourisme et maisons de famille

De nos jours, les résidences secondaires se situent surtout dans les zones les plus touristiques (bord de mer, montagne, campagne…). Elles sont un pied-à-terre qui permet d’être chez soi plutôt qu’à l’hôtel. Et elles restent souvent l’occasion de se retrouver entre proches dans un même lieu, au moins une fois par an, à l’heure où les membres d’une famille vivent de plus en plus aux quatre coins de la France, voire du monde, le reste de l’année. Quand ces résidences occupent le rôle de maison de famille, elles peuvent permettre de reformer pour un temps le cocon familial. Mais nous reviendrons sur l’idée du « cocon » dans notre troisième article.

Ainsi, les résidences secondaires sont plus volontiers d’un style rustique, se voulant un retour à la nature et aux plaisirs simples de la vie. Même si, demeures bourgeoises obligent, elles restent des lieux d’exception que le commun des mortels, d’hier comme d’aujourd’hui, ne peut s’offrir.

Passons donc de l’autre côté du miroir maintenant : du côté des maisons de Monsieur et Madame Tout-le-Monde, des maisons des classes populaires, modestes, voire pauvres, en commençant par un bond dans le temps, au Moyen-Âge.

La maison du peuple

Du côté des classes populaires, la maison est souvent liée au métier exercé par la famille. Plus modeste, elle est souvent proche, voire attenante au lieu de travail des gens qui l’occupent. Ainsi, la ferme est non loin des champs, le meunier habite son moulin et l’artisan a son atelier, son échoppe et son logis dans un même immeuble.

La rue marchande au XVe siècle Gilles de Rome, XVe siècle. Le livre du gouvernement des princes BnF, Arsenal, ms 5062, f° 149 v° © Bibliothèque nationale de France
La rue marchande au XVe siècle
Gilles de Rome, XVe siècle.
Le livre du gouvernement des princes
BnF, Arsenal, ms 5062, f° 149 v°

« La ville étant dédiée au commerce, les maisons de marchands constituent l’icône de l’habitation urbaine. L’espace de vente est situé au niveau de la rue ; la boutique est appelée « ouvroir », car elle ouvre sur la rue par l’intermédiaire d’une large ouverture dotée d’une arcature à travers laquelle les passants peuvent vérifier de visu la qualité des produits exposés et celle du travail artisanal qui s’effectue dans l’atelier ou la boutique. Une planche de bois, à usage de volet, est rabattue pendant la journée pour servir de comptoir. Cette planche, débordant et empiétant sur la rue, est soutenue par un ou plusieurs piquets. La localisation des lieux de travail au rez-de-chaussée, alors que les espaces de vie sont aux étages, caractérise la maison du marchand et de l’artisan. Mais ces deux registres s’interpénètrent : on sait, grâce à des documents appelés inventaires après décès, qui listent les biens des familles après la mort d’un des membres, que les chambres servent aussi de lieux de travail et que les stocks de denrées ou de biens destinés à la vente sont rangés un peu partout dans la maison, de la cave au grenier en passant par la cuisine et les chambres à coucher6. »

Si l’atelier-boutique qui sert aussi de maison à l’artisan est souvent situé en ville, pour des raisons commerciales, la ferme (et donc l’habitation paysanne) se trouve plus logiquement à la campagne, plus loin des grands centres urbains. C’est toujours le cas aujourd’hui. Tout bêtement parce qu’il faut des champs ou de la place pour les élevages ; et il faut des acheteurs pour les commerçants et artisans. La maison est donc le lieu qui abrite le travailleur et son emplacement dépend du travail que l’on exerce.

Saurait-on être plus loin des cités-dortoirs d’aujourd’hui ? Je n’en suis pas sûre.

La vie à la ferme
James de Rijk, Intérieur de paysan, Huile sur toile, 58 x 72 cm, v.1830-1860, Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.
James de Rijk, Intérieur de paysan, Huile sur toile, 58 x 72 cm, v.1830-1860, Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.

Nous en parlions dans le premier article de cette série, « dans les campagnes au Moyen Âge, on construit sa maison en utilisant les matériaux les plus accessibles. La maison rurale est généralement faite de terre, de bois ou de pierre. Elle ne comporte souvent que deux pièces et très peu d’ouvertures à part la porte, afin de conserver la chaleur. Les techniques de construction varient néanmoins selon l’époque, la région et le niveau de vie des habitants7. »

"Cette enluminure représente la veillée. À la nuit tombée, la famille est réunie autour du feu qui permet de se chauffer, d’éclairer et de faire la cuisine. Le jour, la porte reste généralement ouverte pour éclairer la pièce à vivre. On utilise aussi d’autres moyens de chauffage plus simples et mobiles, tels les braseros, récipients creux en terre cuite ou en métal qui contiennent les braises. Pour éviter les incendies, la cuisine est souvent construite à part, de même que la boulangerie ou la laiterie."
« Cette enluminure représente la veillée. À la nuit tombée, la famille est réunie autour du feu qui permet de se chauffer, d’éclairer et de faire la cuisine. Le jour, la porte reste généralement ouverte pour éclairer la pièce à vivre.
On utilise aussi d’autres moyens de chauffage plus simples et mobiles, tels les braseros, récipients creux en terre cuite ou en métal qui contiennent les braises.
Pour éviter les incendies, la cuisine est souvent construite à part, de même que la boulangerie ou la laiterie8. »

La pièce centrale de la maison est construite autour du foyer de la cheminée. Elle sert de cuisine et de principal lieu de vie pour les membres de la famille. On y pratique la veillée, la nuit venue, où l’on se réunit autour du feu pour manger, discuter mais aussi parce qu’il représente la seule source de chaleur et de lumière lors des longues nuits.

N’est-ce pas le lieu idéal pour se raconter des histoires ? En tout cas, je me plais à imaginer que de nombreux contes ont vu le jour autour de ces feux. Surtout quand on voit avec quel plaisir nous nous racontons toujours des histoires autour des feux de camps, par exemple, aujourd’hui.

Dans certaines demeures, on vit près de ses animaux afin qu’ils nous procurent un peu de chaleur. Il arrive alors que la maison soit séparée d’un simple mur de ce que nous appellerions plus volontiers l’étable, aujourd’hui. (Ça ne vous rappelle pas l’histoire de la naissance d’un certain Jésus, ça ? Ça fait sens quand on se dit que les animaux n’étaient pas forcément mis en dehors de la maison, à une époque, non ?)

Vincent van Gogh et la vie paysanne

Vincent Van Gogh fait partie des artistes qui ont cherché à représenter la vie paysanne et, notamment, leur vie « en dehors » du travail mais finalement toujours liée à lui. Ainsi, quand il peint Les Mangeurs de Pomme de Terre, il peint précédemment Les Planteurs de Pomme de Terre. Il fait également de nombreuses autres études avant de peindre le dit tableau ; il réalise des natures mortes, montrant des patates ou d’autres légumes. Et il travaille longuement les expressions du visage, faisant de nombreux portraits de paysans, pour arriver au résultat qui le satisfera le plus.

Dans une lettre écrite à son frère, il écrit :

« J’ai voulu, tout en travaillant, faire en sorte qu’on ait une idée que ces petites gens, qui, à la clarté de leur lampe, mangent leur pommes de terre en puisant à même le plat avec les mains, ont eux-mêmes bêché la terre où les patates ont poussé ; ce tableau, donc, évoque le travail manuel et suggère que ces paysans ont honnêtement mérité de manger ce qu’ils mangent. […] Pour la même raison, on aurait tort, selon moi, de donner à un tableau de paysans un certain poli conventionnel. Si une peinture de paysans sent le lard, la fumée, la vapeur qui monte des pommes de terre, tant mieux ! Ce n’est pas malsain. Si une étable sent le fumier, bon! Une étable doit sentir le fumier. Si un champ exhale l’odeur de blé mûr, de pommes de terre, d’engrais, de fumier, cela est sain, surtout pour les citadins. Par de tels tableaux, ils acquièrent quelque chose d’utile. Mais un tableau de paysans ne doit pas sentir le parfum9. »

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On retrouve l’idée de la veillée, déjà représentée dans l’enluminure du Moyen-Âge que je vous montrais plus avant. Les visages sont marqués, très exagérés par Van Gogh qui semble avoir voulu montrer à quel point ces gens étaient marqués physiquement par leur travail. Il fait plus que partie d’eux : ces paysans sont leur travail, ils l’incarnent. On s’éclaire désormais à l’aide d’une lampe à huile qui sert de plafonnier mais l’idée du feu, du foyer, reste là à travers sa faible flamme. La première Révolution Industrielle est déjà passée par là et l’électricité, son déploiement, sa popularisation, commencent à lancer celle qui va suivre mais la vie de ceux qui nourrissent les pays n’a pas beaucoup changé, au fil des siècles.

C’est un peu comme si le temps s’écoulait différemment pour une partie de la population. Et c’est plutôt amusant de noter que c’est justement à la fin du XIXème siècle que naît celui qui va théoriser l’idée de la relativité du temps : Albert Einstein (1879-1955).

La maison ouvrière

Mais les maisons qu’habitent Monsieur et Madame Tout-le-Monde ne vont pas toutes rester figées dans le temps. Celles des ouvriers, dont le nombre ne va cesser de croître au cours de la première Révolution Industrielle, vont beaucoup changer dès le XIXème siècle.

Les premières maisons ouvrières vont apparaître avec les premières usines de production de masse. Le travail commence à se concentrer autour de ces pôles d’attraction, généralement aux abords des villes. Les gens quittent parfois leur région d’origine et, en particulier, les campagnes et leur famille pour aller vivre aux abords des usines qui pourront les employer.

Il va s’agir de loger (parfois d’urgence) des populations qui arrivent en masse et peuvent aussi venir de pays étrangers. L’idée de la « gestion des ressources humaines » va commencer à voir le jour à la même époque : il faut des ouvriers pour faire tourner les usines et il faut qu’ils soient aussi efficaces que possible au travail. Il faut donc au moins assurer leurs besoins de base : de la nourriture et un toit.

Les Cités Ouvrières

A force de se multiplier et parce qu’il faut construire rapidement, les premières cités ouvrières apparaissent. Ce sont des rassemblement de logements quasi identiques, agglutinés les uns à côté des autres. Mais ce ne sont pas encore les cités pavillonnaires que nous pouvons connaître aujourd’hui : pas de voiture à l’époque (ou excessivement peu et trop chères pour les ouvriers d’alors) donc l’usine dans laquelle travaillent les employés doit se trouver à proximité du quartier ou être spécifiquement desservie par des trains ou des bus en quantité suffisante.

Pour l’anecdote, à Douchy-les-Mines (59), petite ville située près de chez moi (qui, comme son nom l’indique, était une cité minière) on raconte que le bruit des pas que faisaient les nombreux ouvriers, qui partaient tous à la même heure en marchant silencieusement dans la rue, ressemblait au bruit d’un bourdon. Dans notre patois Ch’ti, le « bourdon » est appelé le « pipi malo » et cela a donné son nom au carnaval qui a toujours lieu de nos jours (bon, sauf en 2020, vous vous doutez bien…).

A cette époque, on est encore assez loin de la cité dortoir d’aujourd’hui, néanmoins. Il n’est pas rare, en effet, que les constructeurs et propriétaires de ces logements soient les entreprises mêmes qui emploient les ouvriers. Or, il faut garder ces employés, surtout quand ils ont de l’expérience ou sont qualifiés, afin de ne pas avoir à en former d’autres, ce qui serait coûteux. Il faut donc en prendre (plus ou moins relativement) soin.

En ce sens, certains patrons n’hésitent pas à créer des écoles, des garderies ou encore des centres de loisirs. L’idée n’est pas philanthropique mais consiste bien à contrôler la vie de ses ouvriers pour assurer, voire améliorer la rentabilité de l’entreprise. C’est ainsi que vont apparaître de véritable quartiers « clos » pour garder la main sur les ouvriers (et leur famille : les enfants représentent les potentiels ouvriers de demain).

L’exemple de la Cité des Électriciens

Comme je suis actuellement doctorante et que mes recherches portent sur le patrimoine industriel des Hauts-de-France (et le Steampunk, pour ceux qui ne sauraient pas encore, même si je le crie littéralement sur tous les toits, je plaide coupable), en août 2019, peu après son ouverture, j’ai eu l’occasion de visiter la Cité des Électriciens à Bruay-la-Buissière (62). Contrairement à ce que semble indiquer son nom de prime abord, c’est une ancienne cité minière.

Vue aérienne de la Cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (62).
Vue aérienne de la Cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (62).

En effet, les gens qui vivaient dans la Cité des Électriciens se voyaient fournir un logement par la Compagnie des Mines de Bruay. Toute la vie des mineurs était alors régie par les Houillères, jusque dans leurs loisirs. En visitant le musée, accolé à la Cité rénovée, j’ai notamment relevé le témoignage d’une fille de mineur : elle expliquait avoir eu une enfance heureuse dans la Cité mais lui avoir trouvé des airs de ghetto avec le recul. En effet, elle explique que personne ne sortait de la Cité. Et les gens qui n’y habitaient pas (venant d’autres quartiers de la ville, tout simplement) n’en connaissaient que l’arrêt de bus, jouxtant les lieux.

Car c’est un des mauvais côtés de ce genre d’endroit : la population peut se renfermer sur elle-même avec le temps. Tout étant à portée de main, il n’est plus nécessaire de s’éloigner de son domicile pour faire ses courses ou se détendre. Même les amis sont en fait nos voisins. A force, le communautarisme peut se développer au sein de ces quartiers. Un communautarisme qui n’a pas que des aspects négatifs, d’ailleurs, car c’est aussi lui qui génère un fort sentiment d’appartenance au quartier (donc à l’entreprise) et une forte coopération.

L’entraide est une valeur centrale dans le milieu ouvrier : on se soutient les uns, les autres. C’est aussi dans cet état d’esprit que se développe le concept du Prolétariat (la classe sociale prolétaire, qui crée, travaille, produit mais ne possède rien, en opposition à la classe capitaliste qui possède, exploite, s’enrichit) ou les premiers syndicats.

Une illusion de liberté ?
Les façades en briques rouges de la Cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (62).
Les façades en briques rouges de la Cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (62).

Au sein de la Cité des Électriciens, comme dans d’autres villes minières composées de corons, les gens se voient dotés d’une maison avec un petit jardin qui occupe une place importante dans la vie des familles de mineurs. Les voisins rivalisent d’ingéniosité pour avoir le plus beau jardin.

Les jardins occupent encore une place très importante dans la scénographie de la Cité des Électriciens aujourd’hui. Une citation de Arthur Choquet, ancien élève de l’École nationale d’horticulture de Versailles, nommé chef des jardins et plantations de la compagnie minière de Lens avec le grade d’ingénieur horticole après la Première Guerre Mondiale, est d’ailleurs inscrite sur un des murs qui clôturent les larges espaces verts : « Le jardin tient son homme, l’homme tient à son jardin. »

En revanche, si les gens peuvent égayer leur intérieur en le décorant comme ils le souhaitent, il est interdit de repeindre les façades. Tout juste peut-on installer des jardinières aux fenêtres. Des gardes, employés eux aussi par la Compagnie des Mines, veillent au grain.

Tout cela n’est évidemment pas gratuit : les mineurs qui travaillent pour la Compagnie se voient attribuer une maison pour eux et leur famille mais ils doivent malgré tout s’acquitter de taxes, prélevées directement sur leur salaire.

Notons également que ce type de Cité a souvent été construit le plus rapidement possible, avec des matériaux disponibles à proximité et avec la volonté de dépenser le moins d’argent possible. Il faudra attendre des décennies avant que ces habitations n’aient accès à l’eau courante et disposent enfin de toilettes intérieures et de salles de bain modernes. Derrière l’idéal de la Cité Ouvrière où chacun a un toit au-dessus de la tête, la réalité est souvent moins rose qu’on ne le pense.

Certains projets se montrent néanmoins plus utopiques que d’autres.

Les Familistères
Vue du Familistère de Guise
Vue du Familistère de Guise

En 1859, l’industriel Jean-Baptiste André Godin, crée le familistère de Guise (02). Il est le fondateur de la fonderie Godin, à l’origine des célèbres poêles en fonte Godin.

Parfois surnommé le « palais social », le familistère de Guise s’inscrit dans l’idéologie socialiste utopique en laquelle croit Godin. Ancien ouvrier lui-même, il explique se souvenir des conditions de vie difficile des salariés de l’industrie. Il ne veut pas reproduire un tel modèle socio-économique dans son usine. Il s’engage donc à redistribuer les richesses produites par son entreprise à ses employés en créant le familistère. L’idée est que des conditions de vie meilleures seront un investissement pour l’avenir.

Le familistère disposera donc d’équipements dont seuls les logements bourgeois pouvaient bénéficier jusqu’alors. D’abord, ils sont salubres et bien éclairés mais, surtout, l’eau potable est disponible à tous les étages, ainsi que des toilettes ou des salles de bain. S’ajoutent à cela tout un tas d’équipements communs : buanderie, piscine (couverte et chauffée déjà à l’époque), cinéma, magasins ou encore un jardin d’agrément où l’on se plaît à se détendre, se promener, jouer à la pétanque ou simplement se rencontrer.

Le familistère a également son école. Elle est gratuite, laïque et obligatoire jusqu’à 14 ans.

En Belgique, un autre familistère de ce genre existe et peut être visité également : le Grand Hornu.

Conclusion : De l’art d’habiter sa maison

Dans L’Architecture du bonheur, le philosophe Alain de Botton explique que « nos murs reflètent notre idéal10« . Un idéal qui varie d’une personne à une autre ; si, pour certain, par exemple, se retrouver de temps en temps dans le cocon familial est indispensable, pour d’autres, c’est une véritable torture, inenvisageable.

En tout cas, l’on se rend vite compte, à la lecture de l’ouvrage, qu’avoir une belle maison n’est pas forcément synonyme de bonheur. Plus encore, De Botton s’interroge sur les liens qui existeraient entre notre aptitude au bonheur et notre lieu de vie. « La plus noble architecture peut parfois faire moins pour nous qu’une sieste ou un cachet d’aspirine11« , explique-t-il.

En ces temps de confinement, il paraît que nous sommes nombreux à chercher comment habiter notre propre maison. Un véritable art (de vivre) qui semble s’apprendre et dont dépend de nombreux facteurs. La salubrité des lieux, leurs tailles, leurs équipements, leurs localisations… ou même ceux avec qui on les occupe avec nous,  sont évidemment les critères qui nous préoccupent en premier lieu. Mais une composante nous passe souvent au-dessus de la tête alors qu’elle est primordiale : nous.

Les meilleures conditions matérielles possibles sont une choses pour bien vivre, c’est indéniable et nous avons pu en voir quelques exemples ici. Mais nous oublions trop souvent que nous devons aussi apprendre à vivre avec nous-mêmes. Nous retrouver cloîtrés chez nous actuellement nous pousse parfois dans nos retranchements, vis-à-vis de cette problématique. On nous apprend très tôt à vivre en société, à vivre avec les autres mais comment vivre avec soi-même ? Nous essaierons de répondre à cette question dans notre troisième et dernier article sur les Coronamaisons !


Sources :

1 Anna de Noailles, « L’adolescence« , dans L’Ombre des jours, 1902.
2 Joséphine Kraft, « De Paris à Londres, portraitiste et peintre de genre : une précision quasi photographique« , dans « Le Narrateur d’une époque« , dans James Tissots : l’ambigu moderne, Beaux Arts, Hors Séries, Avril 2020, p.24.
3 Paris Promeneurs : « L’hôtel de la Païva »
4 Wikipédia, « L’année sans été » (Year Without a Summer)
5 Mary Shelley, paragraphe 6, Introduction de l’édition de 1831 de Frankenstein.
6 Passerelle(s), « La maison de marchand« , dans La Maison urbaine au Moyen-Âge, la BNF
7 Passerelle(s), La Maison Médéviale Rurale, la BNF
8 Lettre 404 N à Théo, Nuenen, 30 avril 1885
9 Passerelle(s), « Le feu au centre de la maison », dans La Maison Médéviale Rurale, la BNF
1 Le Figaro Magazine –  » Alain de Botton : ‘Nos murs reflètent notre idéal’ « 
11 Psychologies : « Le bonheur à la maison, les joies de l’intérieur »

Coronamaison : notre foyer à l’heure du Coronavirus (Partie 1)

Nous vivons actuellement une période historique : coincés, confinés chez nous à cause du Coronavirus (ou Covid-19, je ne suis toujours pas sûre de savoir comment nous devons l’appeler), nous sommes nombreux à redécouvrir des choses pourtant essentielles. La première de ces choses est tout bêtement notre foyer. Nous voilà plus ou moins contraints et forcés de rester chez nous. Mais, c’est quoi « chez nous » ? Est-ce simplement le lieu dans lequel nous vivons ? Dans ce cas, pourquoi certains d’entre nous se sentent-ils en vacances  surprises quand d’autres tournent en rond comme des lions en cage ?

Aujourd’hui, sur Studinano, nous allons parler foyer, lieu de vie, maison et pourquoi nous ne vivons pas tous le confinement de la même façon.

Comme le sujet est très vaste et que nous avons un peu de temps devant nous, je découperai cet article en trois parties.

Définitions : foyer, maison, cocon

Nous nous accordons généralement sur la définition du mot « foyer » : c’est là où se trouve notre lieu de vie, potentiellement notre famille ou nos proches et nous en parlons parfois comme de notre cocon, c’est-à-dire le lieu où nous nous sentons bien et en sécurité.

Dans un premier temps, je vais revenir sur les définitions des mots « foyer », « maison » et même « cocon » qui ne sont pas toujours interchangeables.

Le foyer

Initialement, le « foyer » est le lieu dévolu au feu. Qu’il s’agisse des premiers feux de camp puis de l’âtre rassurant de la cheminée.

La domestication du feu a largement participé à l’évolution de notre espèce. Grâce à lui, les premiers hommes ont pu faire cuire leurs aliments, les rendant, pour certains, moins dangereux pour la santé et donnant lieu à la création d’une cuisine de plus en plus élaborée, plus riche, diversifiée et appétissante.
Le feu a aussi apporté la lumière au sens propre ; il a permis de repousser la nuit, le froid et leurs dangers.

Autour du foyer des premiers feux se sont ainsi constituées des communautés et, petit à petit, les premières sociétés humaines. Le foyer est devenu un lieu synonyme de sécurité. Un lieu où il est devenu bon de se retrouver, se réunir. Bref, un refuge, un abri.

« Symbole de la vie en commun, de la maison, de l’union de l’homme et de la femme, de l’amour, de la conjonction du feu et de son réceptacle. En tant que centre solaire qui rapproche les êtres, par sa chaleur et sa lumière – qui est aussi le lieu où se cuit la nourriture – il est centre de vie, de vie donnée, entretenue et propagée. Aussi le foyer a-t-il été honoré dans toutes les sociétés ; il est devenu un sanctuaire, sur lequel on appelle la protection de Dieu, où l’on célèbre son culte, où des statuettes et des images sacrées sont conservées. […] Le foyer familial joue le rôle de centre ou nombril du monde dans de nombreuses traditions1. »

Au fur et à mesure, l’être humain a cessé d’être nomade (en tout cas, pour une grande majorité d’entre nous) et s’est sédentarisé : il a cessé de se déplacer sans cesse en développant l’élevage et l’agriculture. Le mot « foyer » a aussi gagné en sens, passant du nom de l’endroit dévolu au feu pour devenir un synonyme du lieu où nous vivons : notre maison, notre chez nous. Des constructions humaines stables et solides ont globalement pris la place des habitations de fortune (naturelles, comme les grottes, ou plus ou moins éphémères).

Et nous voici, des générations et des générations plus tard, confinés dans nos maisons, nos immeubles, avec ou sans jardin – certains même sans fenêtre. Au milieu de villes, dans les champs, au pied des montagnes ou des océans. Sous le soleil, la neige, la pluie mais tous un peu moins sous la pollution, il faut bien l’avouer. Certains sont chez eux, d’autres dans leur famille ou chez des amis. D’autres sont seuls. Mais le pire est qu’il reste des gens sans toit, au milieu de tout ça. Pendant que des milliers d’autres (peut-être plus que ça) jouent à se construire des maisons virtuelles sur Animal Crossing pour tromper l’ennui, d’autres n’ont même pas un masque sous lequel trouver refuge. Et que dire des plus vieux d’entre nous, enfermés dans des Ephad hors de prix ? Ils sont loin de leurs proches qui souvent payent pour ces mouroirs de luxe. Dans un monde où on ne peut/veut plus ou pas s’occuper d’eux et où toute une vie de labeur ne suffit plus à avoir son propre chez soi, ils passent de vie à trépas. Heureusement, nous verrons que la solidarité existe encore et la créativité encore plus, en ces temps de malheur. Et qui sait, peut-être qu’un nouveau monde jaillira.

En attendant, effectuons un bond dans le temps, un retour en arrière pour mieux comprendre ce qu’est une maison.

La maison

Les maisons ont beaucoup évolué au fil des siècles et ce, partout autour du monde. Mais nous allons essentiellement nous consacrer sur l’Europe, au cours de cet article.

Si, au Moyen-Âge par exemple, les maisons sont généralement assez sommaires et constituées d’une ou deux pièces, elles vont peu à peu évoluer avec le temps. Elles vont notamment s’agrandir, accueillant des pièces longtemps exclusivement réservées aux demeures plus luxueuses.

Ceci dit, nous verrons que ce processus va être lent et, surtout, ne sera pas uniforme. Nous évoquerons également des cas d’habitations contemporaines qui n’ont qu’une seule pièce de vie (les « tiny houses » par exemple) ou celles n’en ayant jamais eu qu’une seule (je pense notamment aux yourtes). Et ce ne sera pas forcément synonyme de misère locative, au contraire ! (même si nous évoquerons aussi ce problème)

Mais revenons-en à nos moutons.

Dans la plupart des habitations, le foyer de la cheminée se trouvait dans la pièce principale (et parfois unique) de la maison. La cheminée permettait de chauffer la maisonnée mais servait aussi à préparer et prendre les repas. C’est ainsi que de nombreux artistes ont choisi de peindre des scènes de genre prenant place dans des cuisines. Du Siècle d’Or Hollandais à la peinture Naturaliste du XIXème siècle et même au-delà, la cuisine a été le décor de nombreuses œuvres.

« Abondamment figurée en peinture, la cuisine apparaît comme un lieu majeur dans toute habitation. Si sa représentation diffère d’une œuvre à l’autre selon qu’il s’agit d’un espace spécifiquement affecté aux tâches culinaires dans une maison aristocratique ou d’un coin de l’unique pièce des maisons villageoises, la cuisine et sa cheminée concentrent des activités diverses. Les enfants y trouvent souvent un espace de jeu, les vieilles personnes une source de chaleur et un lieu de convivialité, tandis que les femmes y travaillent une grande partie de la journée. C’est pourquoi, dans les images, elle forme un univers complet et cohérent et nous donne à voir un intérieur dans son intimité2. »

Martin Drölling, L'Intérieur d'une cuisine, Huile sur toile, 65 x 80 cm, 1817, Musée du Louvre, Paris.
Martin Drölling, L’Intérieur d’une cuisine, Huile sur toile, 65 x 80 cm, 1817, Musée du Louvre, Paris.
La cuisine, centre du foyer

Une peinture de David Teniers le Jeune, peintre flamand du XVIIème siècle, nous montre à quoi pouvait ressembler la maison d’une famille de paysans à son époque.

David Teniers le Jeune, Intérieur d'une habitation paysanne
David Teniers le Jeune, Intérieur d’une habitation paysanne
D'après David Teniers le Jeune, Vieille femme pelant des poires, National Gallery, Londres.
D’après David Teniers le Jeune, Vieille femme pelant des poires, National Gallery, Londres.

On voit bien, sur ces deux peintures (la première de Teniers lui-même, la suivante par un de ses suiveurs), que la cuisine se trouve en arrière-plan. Toutefois, l’espace n’est pas vraiment séparé. Un bout de mur, à peine, sépare les deux « pièces ».

Dans l’œuvre de Teniers le Jeune, on perçoit l’agitation autour du foyer de la cheminée où plusieurs personnes semblent s’être réunies. La femme au premier rang, elle, est beaucoup plus calme. Assise, pelant ce qui ressemble à un oignon, elle regarde ailleurs.

Grâce à la lumière qui vient de la  gauche, elle est davantage mise en lumière que les autres personnages, à l’arrière plan. Elle apparaît comme le sujet principal du tableau et, symboliquement, on peut imaginer que c’est une façon de dire qu’elle est le pilier de la famille.

Pourtant, elle est seule et perdue dans ses pensées. Une forme de nostalgie se lit sur son visage. Se remémore-t-elle des souvenirs heureux ou tristes ? Difficile à dire. Mais son calme apparent et son isolement donne l’impression qu’elle « fait partie des meubles », comme on dit.

L’âme de la maison

Je ne sais pas vous, mais cette vieille femme, tout de bleu vêtue, me rappelle le personnage de Mamie Sophie du film le Château Ambulant. D’ailleurs, dans ce long métrage de Ghibli, le feu (le personnage de Calcifer) occupe une place très importante pour la bonne marche du Château et la vie de ses occupants. Mais il n’est pas le seul : c’est Sophie qui répare les problèmes causés par le sorcier Hauru, qui nettoie son château laissé en piteux état et recueille même la Sorcière des Landes qui lui a pourtant lancé un bien mauvais sort de vieillesse, quand celle-ci retrouve sa véritable forme : celle, justement, d’une très vieille femme sénile et toute décrépite. (Depuis combien de temps est-ce que je vous promets de finir mon article sur ce film ? Je ne sais même plus moi-même.)

Aperçu du personnage de Mamie Sophie dans le Château Ambulant
Aperçu du personnage de Mamie Sophie dans le Château Ambulant.

Comme Mamie Sophie, la vieille dame du tableau de Teniers semble être l’âme de la maison. Une âme qui, peut-être, ressasse ses souvenirs – ceux d’une jeunesse passée – et se demande peut-être ce que deviendra la maison (sa famille) quand elle ne sera plus de ce monde.

Nous retrouvons une vieille dame assez semblable dans une toile du peintre français de la Belle Epoque, François-Marie Firmin-Girard : Femme âgée près de la fenêtre.

François-Marie Firmin-Girard, Femme âgée près de la fenêtre (ou Une après-midi tranquille), Huile sur toile, v.1917, Collection particulière.
François-Marie Firmin-Girard, Femme âgée près de la fenêtre (ou Une après-midi tranquille), Huile sur toile, v.1917, Collection particulière.
David Teniers le Jeune : toujours près du foyer

Bien que ses sujets furent très variés, David Teniers s’était fait une spécialité de la scène de genre et, plus particulièrement, du genre paysan ou des scènes de taverne. On lui doit aussi des peintures plus étranges, comme des scènes montrant des singes costumés. Il a aussi peint des alchimistes ou des médecins.

Il est amusant de noter que Teniers semblait souvent peindre une maison assez semblable, avec une ou deux pièces et, au fond, la cuisine ou la cheminée. Très mis en scène, ses tableaux ressemblent à de petites scènes de théâtre dont il semblait changer les personnages et les décors sans vraiment modifier la « boite » (son théâtre miniature, en quelque sorte).

David Teniers le Jeune, Singes prenant un repas dans une cuisine, Huile sur cuivre, 27,7 x 37,3 cm, Château de Johannisburg, Aschaffenbourg, Allemagne.
David Teniers le Jeune, Singes prenant un repas dans une cuisine, Huile sur cuivre, 27,7 x 37,3 cm, Château de Johannisburg, Aschaffenbourg, Allemagne.
David Teniers le Jeune, Alchimiste, Huile sur bois, 45,3 x 62,3 cm, Musée royal des Beaux-Arts d'Anvers, Belgique.
David Teniers le Jeune, Alchimiste, Huile sur bois, 45,3 x 62,3 cm, Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers, Belgique.
David Teniers le Jeune, Paysans jouant aux cartes dans un intérieur, Huile sur cuivre, 24,1 x 30,8 cm.
David Teniers le Jeune, Paysans jouant aux cartes dans un intérieur, Huile sur cuivre, 24,1 x 30,8 cm.

La maison, le foyer : là où vivent les femmes

« La maison est aussi un symbole féminin, avec le sens de refuge, de mère, de protection, de sein maternel3. »

Dès le XVIème siècle, et plus encore au XVIIème siècle, on trouve des ouvrages (généralement écrits par des religieux) qui ont pour objectif de décrire ce que devrait être la vie conjugale au sein d’un bon mariage chrétien4. Ces livres différencient de plus en plus nettement les fonctions que se devraient d’occuper les hommes et les femmes, selon leurs auteurs et leurs croyances. Ils participent ainsi au développement de rôles que de nombreuses femmes pensent encore aujourd’hui devoir tenir pour être « de bonnes épouses » : celui de femme au foyer et, par extension, de maîtresse de maison.

Le religieux a une emprise très forte sur la vie des gens d’alors. Même dans les scènes de genre dont nous parlons dans cet article, il faut être conscient que la morale chrétienne est partout. Et des siècles d’enseignement moral et religieux encadré par l’Église ont forcément laissé des traces dans notre culture et dans notre inconscient collectif.

C’est pourquoi il n’est pas très étonnant que nous constations l’omniprésence des femmes dans les peintures de scène d’intérieur : le foyer, la maison, autrement dit la sphère du privé, est désignée comme étant de leur ressort. Cela participe du patriarcat dans lequel nous vivons toujours aujourd’hui : l’idée que les lieux publics « appartiennent » aux hommes a pu contribuer au développement du harcèlement de rue, par exemple.

Dans Le monde privé des femmes : genre et habitat dans la société française5, les chercheurs constatent par exemple que dans la plupart des couples hétérosexuels de classe moyenne, les femmes occupent plus souvent un travail à domicile (quand elles ont un emploi). Ce sont aussi souvent elles qui gèrent l’argent du ménage (contrairement aux idées reçues) et, en cas de séparation par exemple, se sont elles aussi qui se retrouvent souvent à devoir assumer les dettes du ménage ou courir après l’argent dû par l’ex-conjoint ou les institutions.

Les femmes à la cuisine !

D’abord, il faut dire que la cuisine était la principale pièce de vie de la maison. La pièce était d’autant plus souvent occupée par les femmes qui, il faut bien l’admettre, y passaient déjà un temps considérable.

Heureusement, c’était aussi souvent le centre du foyer. Par conséquent, il n’était pas rare d’y être entouré de ses enfants, de son époux, voire des grands-parents de la famille. C’était aussi souvent dans la même pièce qu’étaient pris les repas (hors cas particuliers : palais, châteaux, grandes maisons bourgeoises, etc).

Dans une de ses peintures, Teniers représente sa femme et son fils dans une de ces « maisons types » dont il a le secret. Plus qu’une représentation fidèle de sa maison, le peintre utilise ici de nombreux symboles pour nous parler de sa famille, de sa vie, de son époque.

« Teniers est issu d’une famille d’artistes anversoise. Il a peint cet intérieur de cuisine sur du cuivre ; une surface lisse sur laquelle il est possible de peindre les moindres détails. La femme qui rêvasse en épluchant des pommes est l’épouse de Teniers, Anna Brueghel. Leur fils David tient l’assiette de pommes pelées.

Sur la table, il y a une tarte aux cygnes remarquable avec toutes sortes de symboles de l’amour : une guirlande de roses rouges et blanches ainsi qu’un bouclier sur lequel est représenté un cœur brûlant et deux mains jointes. Teniers a sans doute voulu que ce tableau rende hommage à Anna6. »

David Teniers le Jeune, Cuisine, Huile sur cuivre, 77,8 x 75 cm, 1644, Mauritshuis, Pays-Bas.
David Teniers le Jeune, Cuisine, Huile sur cuivre, 77,8 x 75 cm, 1644, Mauritshuis, Pays-Bas.

On retrouve, dans cette peinture, le chien symbole de fidélité et la présence du fils de l’artiste aux côtés de son épouse montre le rôle de mère occupé par celle-ci. Si ces trois personnages sont au premier plan, on voit bien qu’un grand repas semble se préparer en cuisine, au fond de la peinture. De toute évidence, la famille ne manque de rien.

Pourtant, le regard de l’épouse se perd dans le lointain contrairement à ceux de son enfant ou de son chien qui vont dans la direction du spectateur. A quoi peut-elle bien penser ? Fille du peintre Jan Brueghel l’Ancien (dit Brueghel de Velours), lui-même fils du célèbre peintre Pieter Brueghel l’Ancien et frère de Pieter Brueghel le Jeune (dont je vous ai déjà parlé ici), elle est (comme son époux, d’ailleurs, aussi fils de peintre) issue d’une longue famille d’artistes de grand talent. Alors, je me plais à penser qu’elle aussi avait quelques prédestinations et une imagination débordante.

« Car les femmes sont restées assises à l’intérieur de leurs maisons pendant des millions d’années, si bien qu’à présent les murs mêmes sont imprégnés de leur force créatrice. » écrit Virginia Woolf dans  Une chambre à soi, en 1929.

C’est ce que semble confirmer cette autre peinture montrant Anna et son fils qui jouent ensemble de la musique :

David Teniers II, Portrait de Anna Brueghel et son fils David, Huile sur toile, 32 x 42 cm, v.1645, Galleria Sabauda, Turin, Italie.
David Teniers II, Portrait de Anna Brueghel et son fils David, Huile sur toile, 32 x 42 cm, v.1645, Galleria Sabauda, Turin, Italie.
Femmes et natures mortes

Si l’on s’amuse à décortiquer le tableau de la Cuisine de Teniers en petits morceaux, on constate vite que le peintre y a représenté de nombreuses natures mortes : du lièvre mort en passant par les poissons ou les volailles suspendues au plafond. On sait que ce genre de peintures était souvent un prétexte pour parler de la vie et, plus encore, de la mort, de manière symbolique.

La place de la femme et la morale chrétienne

Le principal sujet des natures mortes est le temps qui passe et la mort qui vient quérir tout être vivant, un jour ou l’autre, quel que soit son rang, son statut social, ou ce à quoi il a dédier son existence terrestre. Leur portée est morale : tout n’est que vanité en ce monde. Une façon de nous rappeler que le temps ne suspend jamais sa course et que tout a une fin, que tout passe (en tout cas, la vie matérielle). Les biens, les possessions matériels qui ne sont des richesses qu’ici-bas, n’ayant aucune valeur dans le monde spirituel, immatériel, ou la vie après la mort dans laquelle croient les chrétiens.

Teniers peignait souvent ses œuvres de cette manière :

« Proche de la nature morte, sa conception de la composition présente dans un climat de calme apparent des figures accompagnées d’objets.

David Teniers montre une observation attentive du comportement humain et des descriptions de la vie rurale. En partie reflet de la réalité de l’époque, ses scènes de tabagies ou de jeux de cartes ne constituent pas uniquement une peinture de mœurs. Des dictons de cette époque et des légendes figurant sur des gravures faites d’après ces tableaux y associent le plus souvent un avertissement se rapportant aux plaisirs douteux aggravés par une sensation d’ivresse pas toujours bien maîtrisée7. »

A ce titre, une des natures mortes et une des scènes de genre les plus mystérieuses de l’Histoire de l’Art est sans nul doute Les Pantoufles de Samuel van Hoogstraten. Dépourvue de personnage, cette toile nous donne à voir l’intérieur d’une maison à travers l’embrasure de deux portes.

Samuel van Hoogstraten, Vue d'intérieur ou Les Pantoufles, Huile sur toile, 103 x 70 cm, 1658, Musée du Louvre, Paris.
Samuel van Hoogstraten, Vue d’intérieur ou Les Pantoufles, Huile sur toile, 103 x 70 cm, 1658, Musée du Louvre, Paris.

A l’époque où a été peinte cette toile, les symboles sont lisibles par ceux qui seraient amenés à la contempler. Pour le public contemporain que nous sommes, le musée du Louvre où elle est exposée nous donne quelques explications pour comprendre que nous assistons, sans le savoir, à une scène licencieuse :

« Malgré la puissance de l’illusion spatiale, il faut bien se garder de ne voir dans cette toile qu’un pur jeu formel. Au-delà des apparences d’un sujet simple et naïf se cache une leçon moralisatrice. Hoogstraten n’a pas disposé les objets au hasard dans ce calme intérieur bourgeois. La plupart possèdent une connotation symbolique évidente à l’époque. Les pantoufles, bien visibles au centre du tableau, ont été enlevées hâtivement dans le couloir : l’abandon de cet honnête petit soulier d’intérieur est signe de mauvaise vie. La femme au foyer a délaissé ses sages occupations domestiques : le balai est négligemment posé contre le mur, la lecture est abandonnée – le livre est significativement fermé – pour un rendez-vous galant. Le tableau dans le tableau, une Admonestation paternelle de Casper Netscher -1655, musée de Gotha -, est une variante d’une œuvre de Gerard ter Borch dénonçant l’amour vénal. Toute la vanité de ce demi-monde galant est incarnée par la bougie éteinte, symbole d’activité peu morale consommatrice de temps. Ainsi tout le génie de Hoogstraten est dans cette dénonciation d’une scène galante, habilement suggérée mais qui nous reste invisible, cachée dans une alcôve au bout d’une autre enfilade de pièces8. »

Pour essayer de lui donner du sens, il faut donc décrypter la toile comme un véritable rébus (et ne pas hésiter à s’armer d’un bon dictionnaire des symboles). Véritable jeu d’énigme,  cette étrange « nature morte » ne saurait être parfaitement résolue car le peintre semble en avoir décidé ainsi ; s’il a représenté des clefs en évidence sur l’une des portes, il ne s’agit pas de celles ouvrant sur la compréhension complète et indubitable de son œuvre. A chacun d’imaginer l’histoire (ou les histoires) que raconte(nt) ce tableau.

Il faut dire qu’il suffit parfois de peu de choses pour s’inventer des histoires. Les artistes ont souvent prouvé qu’il n’était même pas nécessaire de sortir de chez soi pour vivre les plus folles aventures. Ainsi, dans Voyage autour de ma chambre, en 1764, Xavier de Maistre écrit : « J’ai entrepris et exécuté un voyage de 42 jours autour de ma chambre. Les observations que j’ai faites me faisaient désirer de le rendre public. La certitude d’être utile m’y a décidé. »

Comme le disait fort bien Oscar Wilde : « La vraie vie est si souvent celle qu’on ne vit pas. »

Le temps passe, les femmes restent

David De Noter, autre peintre d’origine belge, se plait également à dépeindre des scènes de genre en intérieur où pullulent les natures mortes autour de figures féminines. Nous sommes cette fois au XIXème siècle et nous pouvons constater que les choses ont peu changé depuis le XVIIème siècle de Teniers ou Hoogstraten. D’ailleurs, nous connaissons également de De Noter une très belle scène se déroulant à l’intérieur d’une cuisine, une fois encore.

On constate toutefois que l’écart entre la maison riche et la maison plus populaire semble se creuser. Un coup d’œil au papier peint qui orne les murs, par rapport au crépit des autres demeures que nous avons vues, nous permet d’en prendre un peu conscience.

David De Noter, Intérieur de cuisine, Huile sur toile, 76 x 58 cm, 1845, Collection Rademakers.
David De Noter, Intérieur de cuisine, Huile sur toile, 76 x 58 cm, 1845, Collection Rademakers.
Vermeer, peintre des femmes et maître des scènes d’intérieur

Mais au XVIIème siècle, à peu près au même moment que Hoogstraten, un des peintres qui a le plus représenté d’intérieurs de maison et les femmes qui pouvaient y vivre est sans nul doute Johannes Vermeer.

Nous connaissons tous son emblématique Laitière mais on lui doit quantité d’autres toiles semblables, reposant sur une composition similaire : une femme dans un intérieur, près d’une fenêtre, occupée à une tâche ou une autre.

Johannes Vermeer, La Laitière, Huile sur toile, 45,5 x 41 cm, 1658, Rijksmuseum, Pays-Bas.
Johannes Vermeer, La Laitière, Huile sur toile, 45,5 x 41 cm, 1658, Rijksmuseum, Pays-Bas.

« Les personnages, comme perdus dans leur intériorité, condensent le calme et le silence ambiants ; la lumière joue sur leurs vêtements, sur les perles, sur les pupilles et rend évident le volume ovoïde des têtes. Toutes les composantes du tableau jouent en complète harmonie, aucune ne détruisant à son profit l’équilibre de celui-ci. Ainsi des scènes de la vie quotidienne peuvent-elles devenir les moyens de dévoilement d’un des univers les plus poétiques de la peinture, où l’immobilité et la consistance des êtres et des choses sont révélées par la magie d’une lumière quasi immanente9. »

Si le sens de ses œuvres est souvent plus profond qu’on ne pourrait le croire de prime abord, elles n’en restent pas moins un fabuleux témoignage de la vie de l’époque. Elles nous permettent de voir à quoi ressemblait la vie quotidienne de différentes classes sociales au XVIIème siècle, au Nord de l’Europe (dans les Flandres ou les Pays-Bas Espagnols, devenus les Pays-Bas, la Belgique ou encore le Nord de la France aujourd’hui). On peut notamment observer la façon dont on s’habillait ou les objets qu’on utilisait et qui ont parfois totalement disparu de nos vies.

Ces peintures représentent également l’intimité du foyer avec une maestria toujours étonnante aujourd’hui. Nous, spectateurs, sommes placés en position de voyeur alors que nous étions habitués à admirer une sorte de saynète de théâtre. Cela nous offrait un certain recul sur les choses. Avec Vermeer, nous sommes en même temps à l’intérieur et à l’extérieur du tableau, rêvant de pouvoir jeter un coup d’œil par ces innombrables fenêtres qu’il a peintes. Pourtant, ses tableaux sont eux-mêmes des fenêtres : des fenêtres sur une autre époque, un autre temps, dans la vie de ces femmes qu’il a passé des années à représenter patiemment, avec une grande minutie et un sens poussé du détail. C’est probablement pour cette raison que ses œuvres restent si fascinantes de nos jours.

Conclusion : la maison a-t-elle un genre ?

Nous l’avons vu, il semble que la maison, le foyer, le logis soient des lieux particulièrement habités par les femmes ou, en tout cas, par une figure féminine (qu’on surnomme à juste titre la mère au foyer ou la maîtresse de maison).

La déesse chatte Bastet, règne de Psammétique Ier (664 - 610 avant J.-C.), 26e dynastie, bronze, verre bleu, 27,60 x 20 cm, Louvre, Paris.
La déesse chatte Bastet, règne de Psammétique Ier (664 – 610 avant J.-C.), 26e dynastie, bronze, verre bleu, 27,60 x 20 cm, Louvre, Paris.

« L’espace privé, intime, domestique a traditionnellement été associé au féminin. L’Angleterre victorienne avait même trouvé une figure symbolique pour désigner ce stéréotype sexiste : l’ange du foyer10. » Pour l’anecdote, dans l’Égypte Ancienne, le foyer était protégée par une déesse : Bastet, une femme à tête de chat. Chez les Grecs, c’est Hestia qui hérite de ce rôle. Un de ses attributs est le feu sacré : le foyer. On la connaît souvent mieux sous le nom de Vesta dans la mythologie romaine.

Si la maison devait avoir un genre, il pencherait donc en faveur du féminin. Nous verrons dans la suite de cet article que cela peut poser des problèmes, en ces temps de confinement.

Mais dans une deuxième partie, nous nous intéresserons d’abord aux différents types de logements et aux classes sociales distinctes qui les habitent.


Lire la suite : « Coronamaison : notre foyer à l’heure du Coronavirus (Partie 2) »


Sources :

1 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « Foyer« , dans Dictionnaire des Symboles : Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p.534.
2 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, « Maison« , dans Dictionnaire des Symboles : Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p.698.
3 Histoire par l’image : « La cuisine, foyer domestique »
Musée du Louvre : « L’intérieur d’une cuisine » de Martin Drölling
4 Aurélie Chatenet « La femme, maîtresse de maison ? Rôle et place des femmes dans les ouvrages d’économie domestique au XVIIIe siècle », dans Histoire, économie & société 2009/4 (28e année), pages 21 à 34.
5 Anne Lambert, Pascale Dietrich-Ragon, Catherine Bonvalet (dir.), Le monde privé des femmes : Genre et habitat dans la société française, Paris, Ined, 2018.
6 Collection Mauritshuis, David Teniers the Younger, Kitchen Interior, 1644 
7 De Jonckheere Master Paintings : « David Teniers, Paysans jouant aux cartes dans un intérieur »
8 Musée du Louvre – Les Pantoufles
9 Larousse Encyclopédie – Vermeer
Article très complet sur Vermeer par Aulnas Patrick (Rivage de Bohème)
10 « Women House », l’art à l’assaut du foyer

Egon Schiele ou l’art de la mort

Tout d’abord, je dédie cet article à mon n’amoureux qui a découvert Egon Schiele lors de notre voyage à Vienne, en 2017, et a tout de suite adoré ses peintures (et qui me tanne depuis pour que j’écrive cet article).

Je préfère prévenir tout de suite : âmes sensibles s’abstenir. Nos allons parler d’érotisme, de la mort, de la dépression aussi, sans doute. Nous allons même parler d’Hitler et ça ne sera même pas un point Godwin. Bref, si vous préférez les jolies œuvres zen et fleuries, mignonnes et colorées, je vous invite a vous rediriger plutôt vers cet article ou cet autre.

L’œuvre d’Egon Schiele : la rencontre entre Eros et Thanatos

Egon Schiele est un artiste autrichien du début du XXème siècle (1890-1918). Contemporain de Gustav Klimt, qu’il considère comme son mentor. Son style est pourtant très différent de celui du maître viennois de l’Art Nouveau et de la Sécession Viennoise.

On lui connaît des centaines de peintures, des milliers de dessins et d’aquarelles, des sculptures et des gravures. Mais ce qui est étonnant avec cet artiste, c’est que ses travaux ne cessent de faire polémique, encore aujourd’hui. Le principal reproche qu’on leur fait ? Ils sont d’un érotisme sans fard et, dans le même temps, dépeignent des corps désarticulés, quelque part entre la vie et la mort. Les marionnettes que peint Egon Schiele semblent évoluer entre le plaisir et la souffrance ; entre Eros et Thanatos.

Ses nombreux autoportraits ne sont pas en reste : Egon Schiele se représente tout aussi difforme que ses autres modèles, avec des membres démesurés mais squelettiques, la peau blafarde, parfois sale, dans des postures folles, douloureuses. Si ses autoportraits représentaient son état d’esprit, on peut penser que Schiele était bel et bien un de ces fameux « artistes maudits » ; de ceux-là même qui font aussi les grands génies.

Egon Schiele, l’artiste avant-gardiste
Egon Schiele, Femme assise genoux pliés, Crayon, aquarelle, gouache, 46 x 30,5 cm, 1917, Galerie nationale de Prague.
Egon Schiele, Femme assise genoux pliés, Crayon, aquarelle, gouache, 46 x 30,5 cm, 1917, Galerie nationale de Prague.

En fait, la première fois que l’on voit une œuvre d’Egon Schiele, il est difficile de la dater. Son travail est très différent de ce qui se fait alors à l’époque. Ses peintures sont très avant-gardistes et semblent beaucoup plus récentes qu’elles ne le sont en réalité.

En 1906, Egon Schiele entre à l’Ecole des Beaux-Arts de Vienne. Mais ne supportant plus les règles et l’académisme, il décide de quitter l’école pour fonder le Seukunstgruppe (Groupe pour le nouvel art) avec quelques amis.

Si Gustav Klimt et Egon Schiele pratiquent très différemment leur Art, ils éprouvent l’un pour l’autre un respect mutuel. Egon Schiele voit un maître en Gustav Klimt qui a 45 ans à leur rencontre quand lui n’en a encore que 17. En 1911, une des modèles de Klimt, Wally Neuzil, devient d’ailleurs sa compagne et sa muse.

Si l’artiste ne peine pas à être exposé dans les galeries et les expositions de son époque, pour certains critiques, les œuvres d’Egon Schiele sont les « excès d’un cerveau perdu ». D’ailleurs, alors qu’il s’installe avec sa femme à Krumlov, en Bohème du Sud, et que la ville met à sa disposition sa plus grande salle pour qu’il puisse y réaliser ses grands formats, les habitants n’hésitent pas à exprimer leur antipathie à son sujet, les poussant à déménager. Mais de retour dans les environs de Vienne, l’accueil n’est guère plus accueillant.

Le problème est toujours le même : les peintures d’Egon Schiele choquent par leur caractère étrange et érotique. On l’accuse même de détournement de mineurs, ce qui le conduit à effectuer vingt-quatre jours de prison. Certaines de ses œuvres sont confisquées par le tribunal départemental. On l’accuse d’outrage à la morale publique.

Une de ses œuvres les plus célèbres à l’époque est Le Cardinal et la nonne, hommage clair mais surtout extrêmement provocateur à l’œuvre emblématique de Gustav Klimt, Le Baiser.
Le message semble clair : l’amour et le sexe sont partout, y compris au sein même de l’Église et chez ceux qui se prétendent plus purs qu’aucun autre.

Est-ce une condamnation ? Sans doute pas car Egon Schiele peint également de très nombreux autoportraits. L’artiste dépeint seulement à sa manière un mariage que bien d’autres ont illustré avant lui : celui d’Eros et de Thanatos, celui de l’amour et de la mort, ces deux états par lesquels tous les êtres passent un jour ou l’autre.

Eros et Thanatos dans l’œuvre d’Egon Schiele

On associe particulièrement ces deux dieux grecs depuis Sigmund Freud et son fameux « complexe d’Œdipe ». Or, Freud est autrichien et contemporain d’Egon Schiele mais aussi de Gustav Klimt et de beaucoup d’artistes viennois (en particulier les avant-gardistes) de cette époque. Ses théories psychanalytiques vont inspirer tout ce petit monde, ainsi que beaucoup d’autres créateurs en Europe.

Toutefois, les artistes s’intéressent en fait depuis toujours à ces deux figures : l’amour (et plus exactement l’acte d’amour, le sexe, qui représente « la pulsion de vie » et l’acte créatif) et la mort (ou « la pulsion de mort », l’acte de destruction). Ce sont deux grands tabous (les plus grands ?) de l’humanité mais pour Freud elles sont constitutives de l’être humain et le fondement même de nos sociétés.

Egon Schiele, Portrait de Karl Zakovsek, Huile sur toile, 100 x 90 cm, 1910, Collection particulière, New-York.
Egon Schiele, Portrait de Karl Zakovsek, Huile sur toile, 100 x 90 cm, 1910, Collection particulière, New-York.

Un des poèmes qui illustre peut-être le mieux cet étrange couple Eros/Thanatos, est celui de Charles Baudelaire, Une Charogne. Alors que le poète nous parle ici d’une femme qu’il aime, il nous dépeint l’ensemble comme une « charogne », une viande morte, un cadavre en putréfaction.

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Rembrandt, Le Boeuf écorché, 1655, Musée du Louvre, Paris.
Rembrandt, Le Boeuf écorché, 1655, Musée du Louvre, Paris.

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Chaïm Soutine, Le Boeuf écorché, 1925, Musée de Grenoble.
Chaïm Soutine, Le Boeuf écorché, 1925, Musée de Grenoble.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

Egon Schiele, Nu masculin assis (Autoportrait), huile sur toile, 1910, Musée Leopold, Vienne.
Egon Schiele, Nu masculin assis (Autoportrait), huile sur toile, 1910, Musée Leopold, Vienne.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

Charles Baudelaire, « Une Charogne« , in Les Fleurs du Mal, 1857.

Il y a quelque chose de très semblable dans l’œuvre d’Egon Schiele. (D’ailleurs, Les Fleurs du Mal firent également scandale au moment de leur publication, en 1857.) On ne saurait dire si son œuvre est belle ou laide. N’est-elle pas belle par sa laideur ? Ses corps décharnés nous fascinent et nous révulsent à la fois. Le choc des contraires, où se mêlent le plaisir et la douleur ainsi que, souvent, les regards de ses modèles, nous agrippent dans son univers torturé. Leurs attitudes et leurs postures, entre orgasme et folie, nous interrogent sur nos propres sentiments et sensations, si humains et pourtant si tabous. Schiele nous met face à nos propres contradictions, qui sont souvent l’œuvre de la société dans laquelle nous vivons.

C’est probablement une des raisons pour lesquelles son œuvre a fait et fait encore l’objet de nombreuses polémiques, parfois très violentes ; le temps passe mais les choses changent peu. Egon Schiele était en avance sur son temps – peut-être y compris sur le nôtre. Il en pâtira mais ne cessera jamais de créer jusqu’à sa mort prématurée, emporté par la grippe espagnole à l’âge de 28 ans seulement. (Il dépasse de peu le Club des 27, dommage… attendez, suis-je en train de regretter qu’il ait vécu un an de plus, le pauvre ? Meh. C’est pas ma faute, la légende aurait apprécié c’est tout).

Egon Schiele, La Famille, huile sur toile, 1918, 150 x 160,8 cm, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne.
Egon Schiele, La Famille, huile sur toile, 1918, 150 x 160,8 cm, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne.

Sa dernière oeuvre, La Famille, est dramatique car elle montre le jeune homme se projeter dans l’avenir. Il se représente avec sa femme et imagine son enfant à naître. Néanmoins, son épouse, Edith, enceinte de six mois, mourra elle aussi de la grippe espagnole, quelques jours avant lui.

Ni Klimt, ni Klee : le style inclassable d’Egon Schiele

Egon Schiele fut proche de Gustav Klimt, comme nous l’avons vu, mais il rencontra aussi un autre grand artiste de son temps, Paul Klee, en rejoignant le groupe « Sema » de Munich. Pourtant, les œuvres d’Egon Schiele ne ressemblent ni à celles de Klimt, ni à celles de Klee. Ils comptaient pourtant tous deux parmi ses modèles et, surtout, furent tous deux de grands innovateurs et deux grands noms de l’Art Moderne au cours de la courte vie d’Egon Schiele.

Egon Schiele, Autoportrait avec un récipient noir, huile sur panneau, 1911, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Egon Schiele, Autoportrait avec un récipient noir, huile sur panneau, 1911, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

Néanmoins, on constate rapidement, en observant ses œuvres, qu’Egon Schiele, malgré le caractère unique de ses travaux, s’inspirait beaucoup de ceux qu’il admirait.

Admiration mutuelle et inspiration partagée

C’est ainsi que l’on trouve des hommages mais aussi des airs de famille entre ses œuvres et celles, notamment, de Klimt ou de Klee. C’est le cas pour Le Cardinal et la nonne dont nous avons parlé plus avant et qui est directement inspiré par Le Baiser de Klimt. Mais c’est aussi le cas de certaines scènes où Egon Schiele délaisse un peu ses portraits pour peindre des bâtiments, des façades étrangement géométriques, comme Klee (même si, en regardant bien certaines dates, l’inspiration semblait mutuelle, d’autant plus que Klee survécu à Schiele). Ou encore quand il réalise des paysages presque abstraits, comme Soleil d’Automne.

Egon Schiele, Façade sur la rivière, huile sur toile, 1915, Leopold Museum, Vienne.
Egon Schiele, Façade sur la rivière, huile sur toile, 1915, Leopold Museum, Vienne.
Paul Klee, Petit village sous le soleil d'automne, Huile sur carton, 1925, Musée d'art du comté de Los Angeles (LACMA), Etats-Unis.
Paul Klee, Petit village sous le soleil d’automne, Huile sur carton, 1925, Musée d’art du comté de Los Angeles (LACMA), Etats-Unis.
Egon Schiele, Soleil d'automne I (Lever de soleil), huile sur toile, 1912, 80,2 x 80,2 cm, Collection privée, New-York.
Egon Schiele, Soleil d’automne I (Lever de soleil), huile sur toile, 1912, 80,2 x 80,2 cm, Collection privée, New-York.
Egon Schiele, Arbre d'automne dans le vent, Huile sur toile, 1912n Leopold Museum, Vienne.
Egon Schiele, Arbre d’automne dans le vent, Huile sur toile, 1912n Leopold Museum, Vienne.

Comme ce dernier, Egon Schiele est d’ailleurs souvent rattaché à l’Expressionnisme. Leurs styles sont pourtant très différents. Au premier abord, la première chose qui nous frappe, est que les œuvres d’Egon Schiele sont, en comparaison, plus figuratives que celle de Paul Klee. Celui-ci tend vers l’abstraction, comme son ami Vassily Kandinsky. De plus, Paul Klee use d’une palette aux couleurs plus vives et chatoyantes que Schiele. Étant d’abord musicien, quand il laisse place au vide, ça n’est pas pour autant le silence qui nous assourdit. Ses œuvres semblent fourmiller de vie (de « pulsion de vie », comme dirait Freud). Celles de Schiele, avec ses corps fragiles, désarticulés comme des marionnettes aux fils détendus, incapables de se tenir correctement, évoquent la mort – y compris la « petite mort », autre nom de l’orgasme.

Il faut croire que les contraires s’attirent bel et bien.

« On peut y voir aussi la représentation de la condition humaine entre deux morts : la « petite mort » de l’acte d’amour d’où renaît la vie et la seconde mort, la mort réelle, d’où l’on ne revient plus et par laquelle on disparaît définitivement. »

Jean-Marie Nicolle, « Orphée« , in L’indispensable en culture générale, 2008, p.17.

Egon Schiele, Faire l'amour, Gouache et craie noire sur papier, 49,6 × 31,7 cm, 1915, Leopold Museum, Vienne.
Egon Schiele, Faire l’amour, Gouache et craie noire sur papier, 49,6 × 31,7 cm, 1915, Leopold Museum, Vienne.

Toutefois, ils semblent partager une soif créatrice inextinguible, se délectant de pouvoir représenter ce qu’ils voient mais surtout ce qu’ils ressentent, perçoivent, éprouvent…

« Si tous deux sont particulièrement préoccupés par l’esthétique de l’érotisme, d’un point de vue stylistique, le travail de Gustav Klimt est formellement ordonné et décoratif, tandis que celui d’Egon Schiele est plus torturé et plus expressif. Le premier s’efforce d’atteindre, par des moyens formels, un ordre qui, comme c’est le cas chez le peintre hollandais Piet Mondrian (1872-1944) s’adapte à l’ensemble de la collectivité. Egon Schiele, plus proche en revanche du peintre allemand Paul Klee (1879-1940), transcrit des idées très personnelles qui ont le pouvoir d’évoquer des expériences communes. Singulièrement, Gustav Klimt peut être considéré comme un artiste emblématique d’un style de fin de siècle, tandis que Schiele incarne la prise de conscience nouvellement acquise de l’homme du XXème siècle. Ensemble, les deux artistes représentent l’incroyable richesse créative des années 1900. »

Nadège Durant, « Gustav Klimt et la sensualité féminine: Entre symbolisme et Art nouveau« , in 50 Minutes, p.31-32.

Klimt, le maître viennois

Evidemment, Klimt est un modèle pour la plupart des artistes viennois et européens de son époque et est encore aujourd’hui connu partout dans le monde. Pourtant, nombre de ses œuvres ont été détruites pendant la guerre. De certaines, il ne nous reste que des photographies en noir et blanc qui ne sauraient rendre justice à son art. Mais si Klimt reste aussi admiré et respecté de nos jours, c’est aussi parce que nombre d’artistes se sont depuis inspirés de son travail. Schiele en fit partie.

On retrouve le fond d’or, cher à Gustav Klimt, dans Mère avec deux enfants. Il représente ici une étrange Madonne au visage squelettique, semblant bercer deux enfants – ou deux poupons – dont tout laisse penser que l’un d’eux est mort. Dans Mère Morte (voir ci-dessous), peinture très sombre qui contraste énormément avec Mère avec deux enfants, Schiele semble évoquer le décès d’un de ses frères, mort-né. L’enfant, les yeux vides, est encerclé par un grand châle noir qui évoque le ventre de sa mère.

Egon Schiele, Mère avec deux enfants, huile sur toile, 1915, Leopold Museum, Vienne.
Egon Schiele, Mère avec deux enfants, huile sur toile, 1915, Leopold Museum, Vienne.

Ceci étant dit, si Gustav Klimt détestait le vide, Egon Schiele semble s’en délecter. Il place rarement ses personnages dans un décor, préférant généralement un fond dépouillé et vitreux. Ses nus provocateurs, cernés d’épais contours, semblent ressortir encore davantage au milieu de cette absence, nous poussant à les regarder, à rougir de leur posture et de leurs activités ; leur chair tuméfiée contrastant avec l’aspect livide de leur toile de fond.

Egon Schiele, Mère morte (Tote Mutter), 32,1 × 25,8 cm, 1910, Leopold Museum, Vienne.

Comme Klimt, pourtant, Schiele manie à merveille l’art de transformer les corps à sa manière. Il les déforme, creuse ou allonge par endroits. Certains visages n’ont plus rien d’humain (voir ci-dessous), plus proches de la marionnette, cet étrange objet qui nous laisse toujours un sentiment d’inquiétante-étrangeté (encore une idée de Freud, tiens !) Parfois, il peint même des parties du squelette de ses modèles (voir le portrait de Karl Zakovsek, plus haut, dont la main est particulièrement osseuse et les proportions très déformées, caricaturales).

De son côté, Klimt peint des corps longilignes et élégants, très séduisants et d’une grande beauté. C’est d’autant plus vrai que l’habilité de l’artiste pour l’art décoratif est aussi brillant que ses œuvres (lâche un commentaire si tu penses que je ne manque pas d’humour, jeune freluquet).

Il partage en tout cas le même intérêt que Klimt pour les femmes. Elles semblent beaucoup l’inspirer et sont au centre de nombre de ses travaux. Il peint aussi beaucoup l’amour lesbien.

Egon Schiele, Couple de femmes amoureuses, crayon et aquarelle, 32,5 × 49,5 cm, 1912, Palais Albertina, Vienne.
Egon Schiele, Couple de femmes amoureuses, crayon et aquarelle, 32,5 × 49,5 cm, 1912, Palais Albertina, Vienne.

Mais les toiles de Schiele sont loin d’être les quasi-icônes peintes par Klimt, dans un style rappelant beaucoup l’art chrétien byzantin et ses fonds d’or à la fois décoratifs et symboles divins. Malgré leur amitié et leur respect mutuel, leurs préoccupations semblent diamétralement opposées. L’un semble être le peintre de la beauté ; l’autre de la laideur. Comme les deux faces d’une même pièce, unies et à la fois à jamais opposées.

Gustav Klimt, Adèle Bloch-Bauer I, Huile et feuille d'or sur toile, 138 x 138 cm, 1907, Neue Galerie, New York.
Gustav Klimt, Adèle Bloch-Bauer I, Huile et feuille d’or sur toile, 138 x 138 cm, 1907, Neue Galerie, New York.

Egon Schiele et Adolf Hitler : ont-ils pu se croiser ?

Sensiblement à la même période, les deux hommes postulent aux Beaux Arts de Vienne. L’un y sera accepté, l’autre pas. Drôle de destin croisé.

Egon Schiele, Prisonnier de guerre russe, 1915.
Egon Schiele, Prisonnier de guerre russe, 1915.

Egon Schiele et Adolf Hitler n’ont qu’un an de différence : le premier est né en 1890, l’autre en 1889. Tous deux se rêvent artiste et se retrouvent sur le chemin de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Egon Schiele, nous l’avons vu, parviendra à y entrer mais pliera bagage rapidement. Profondément avant-gardiste, il ne pouvait supporter les règles imposées par ses maîtres. Adolf Hitler, lui, sera plusieurs fois refusé au concours d’entrée de l’Ecole (la seconde fois, il ne sera même pas autorisé à passer le concours d’entrée !). Au contraire d’Egon Schiele, il est jugé trop conventionnel. Il manque de talent.

Il m’était impossible de ne pas comparer leurs histoires tant elles me semblent paradoxales. Egon Schiele mourra bien avant qu’Hitler ne parvienne au pouvoir mais il aura le temps de croiser la route de nombreux artistes que le régime nazi nommera « dégénérés« . Au cours de sa carrière, Egon Schiele, lui, s’inspirera des déments – les vrais, les malades – internés en asile psychiatrique. Il les observera pour réaliser ses œuvres et travailler les postures, les attitudes si expressives et désarticulées de ses portraits. Il percevra l’intérêt et la beauté (au sens esthétique du terme) dans cette apparente laideur – dans la maladie, dans l’ombre des instituts fermés, cachés aux yeux du monde, dans ce que d’aucuns appelleraient la monstruosité, ou simplement dans la différence, dans l’altérité. Il faut dire qu’il est confronté très tôt à la folie car son père est atteint par la syphilis.

En bref, tout ce qu’Hitler cherchera à détruire, quelques années plus tard, Schiele aura essayé de le mettre en lumière et s’en servira pour créer. Pulsion de vie et pulsion de mort ; création et destruction ; Eros et Thanatos réunis une fois encore par un étrange lien, presque imperceptible.

Egon Schiele, Autoportrait debout avec un gilet au motif paon, Huile sur toile, 1911, Collection Ernest Ploil, Vienne.
Egon Schiele, Autoportrait debout avec un gilet au motif paon, Huile sur toile, 1911, Collection Ernest Ploil, Vienne.

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Sources :

Egon Schiele, Article Wikipédia
Egon Schiele, la vérité nue de l’expressionnisme viennois – France TV Education
5 faits méconnus sur Egon Schiele – BeauxArts
Egon Schiele vs Jean-Michel Basquiat, les enfants terribles du XXe siècle
Egon Schiele – Vikidia
Egon Schiele (1890-1918), génie provocateur – Danube Culture
Harry Bellet, « Egon Schiele, le renégat », in Le Monde, 2018.

A Christmas Carol : Un conte de Noël toujours d’actualité !

Il y a un conte de Noël qui m’a toujours fascinée. Je l’ai lu étant enfant, j’ai vu des adaptations aussi et il n’a jamais cessé de me plaire. Il s’agit de A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens. C’est pourquoi j’ai décidé de lui dédier pour article de Noël, cette année.

Que raconte A Christmas Carol ?

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Pour faire court, étant donné que nous y reviendrons et que, pour les personnes qui ne connaissent pas encore par cœur cette histoire, il existe un très bon résumé sur Wikipédia, A Christmas Carol se déroule une veille de Noël. On ne sait pas exactement en quelle année se déroule le conte (c’est souvent le cas des contes, me direz-vous), mais il est paru en 1843 donc nous sommes au début du XIXème siècle, à Londres. Nous savons juste que l’histoire se déroule tout juste sept ans après la mort de Jacob Marley, qui était l’associé du personnage principal. Le conte commence d’ailleurs par un long discours précisant bien que Jacob Marley est mort. « Mort comme un clou de porte », d’ailleurs, comme le précise longuement Dickens qui s’adresse au lecteur à la première personne du singulier. C’est donc lui qui raconte l’histoire.

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
L’histoire raconte la nuit mouvementée du 24 décembre que va vivre le vieux Ebenezer Scrooge.

Comme une chanson, puisque le conte s’intitule A Christmas Carol (Un Chant de Noël), le texte est découpé en cinq couplets et non en chapitres.

Scrooge est décrit comme un homme glacial. Il est si froid qu’il semble rendre l’été plus froid et son cœur ne se réchauffe pas même pour Noël – fête qu’il déteste. Il semble que tout le monde le craigne, voire le déteste cordialement. On ne lui adresse pas la parole et même les chiens d’aveugles le fuient pour éviter à leur maître de croiser sa route. Bref, c’est un être pour le moins détestable.

Illustration de Ronald Searle pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Ronald Searle pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Comme chaque année, il daigne quand même accorder sa journée à son employé, Bob Cratchit. Scrooge traite ce dernier comme il traite tout le monde : avec froideur, méchanceté et sans une once d’humanité. Par exemple, il ne lui donne qu’un petit morceau de charbon pour chauffer son bureau glacial, en cette veille de Noël ; le reste des morceaux de charbons se trouve bien à l’abri dans la chambre de Scrooge, dévoré par une avarice profonde. Il se permet d’ailleurs de traiter Cratchit de voleur : en effet, il ne viendra pas travailler le lendemain mais sera tout de même payé car, dit Scrooge, sinon ce serait lui qu’on traiterait de voleur. Il trouve cela anormal mais c’est la norme sociale en vigueur, il s’y plie donc bon gré, mal gré.

Une fois son employé parti, commence vraiment l’aventure de Ebenezer Scrooge.

A son retour chez lui, après un repas en solitaire dans une triste taverne, Scrooge a d’abord la surprise de voir apparaître… Jacob Marley ! Mais si, vous savez : son associé aussi mort qu’un clou de porte !

Illustration de Carter Goodrich pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Carter Goodrich pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Ronald Searle pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Ronald Searle pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
 Illustration de Trina Schart Hyman pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Illustration de Trina Schart Hyman pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Marley porte de lourdes et longues chaines. Entre deux cris déchirants, il explique à Scrooge que celui-ci subira le même sort que lui s’il continue à vivre sa vie de manière si solitaire : il sera condamné à errer pour réparer toutes ses fautes et cela lui prendra au moins autant de temps que n’aura duré sa vie humaine.

Sa dernière chance, pour éviter ce funeste dessein ? Trois esprits qui vont lui rendre visite, à tour de rôle, au cours des trois nuits à venir.

A Christmas Carol : Un conte politique toujours d’actualité

Comme la plupart des contes, A Christmas Carol est en réalité bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.

Enfant, on se réjouit que Scrooge (re)devienne petit à petit un homme bon, généreux et aimant Noël. Car l’on apprend, au fil du récit, qu’il n’est pas devenu un être exécrable du jour au lendemain : c’est finalement la vie qui l’a rendu ainsi, d’évènement en évènement, comme le révèle notamment le Fantôme des Noëls Passés.

Illustration de Libico Maraja pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Libico Maraja pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Adulte, on se rend compte que le vrai problème de Scrooge n’était pas tant de ne pas aimer Noël que d’être d’un égoïsme assez maladif. Un égoïsme qui le conduit à penser, par exemple, que si, lui a réussi dans sa vie professionnelle, ceux qui n’y parviennent pas ne sont que des couards, des pleutres ou des paresseux.

Par exemple, à ceux qui viennent lui demander de faire un don pour les gens dans le besoin, Scrooge répond :

« N’y a-t-il pas de prisons ? (…) Et les maisons de refuge (…) ne sont-elles plus en activité ? (…) Le moulin de discipline et la loi des pauvres sont toujours en pleine vigueur, alors ? (…) Je désire qu’on me laisse en repos. Puisque vous me demandez ce que je désire, messieurs, voilà ma réponse. Je ne me réjouis pas moi-même à Noël, et je ne puis fournir aux paresseux les moyens de se réjouir. J’aide à soutenir les établissements dont je vous parlais tout à l’heure ; ils coûtent assez cher ; ceux qui ne se trouvent pas bien ailleurs n’ont qu’à y aller. (…) S’ils aiment mieux mourir, reprit Scrooge, ils feraient très bien de suivre cette idée et de diminuer l’excédent de la population. »

Hum ? Drôlement d’actualité, vous ne trouvez pas ?

Oh je sens que ton œil tilte, toi, français derrière ton écran, à la lecture de cette description de Scrooge. Vous rappellerait-il quelqu’un ? Ou peut-être avez-vous déjà, simplement, lu ce genre de propos sur les réseaux sociaux ? Un simple détour dans l’espace commentaire des journaux, sur Facebook par exemple, et vous voilà plongé dans l’antre du plus abominable des Scrooge.

Il faut dire que si le personnage de Scrooge est un vrai personnage de conte il est aussi, dans le même temps, un être tellement terre-à-terre, qu’il est étrangement très humain. Sa description physique mais aussi certaines choses qu’il semble provoquer autour de lui (le froid par exemple), en font un personnage fantastique. Mais tout fantastique qu’il est, il est pris d’une terreur bien humaine face aux esprits qui viennent tout-à-coup hanter ses nuits. Il n’est jamais plus humain que lorsqu’il déambule avec les différents fantômes de Noël. Car avant et après eux, il est un être fantastique : d’abord pour sa détestabilité légendaire puis, tout au contraire, pour son altruisme sans faille, faisant presque de lui un Saint. Quand il se promène dans le temps, par contre, il s’émeut tant et tellement que son émotion transparaît dans les mots de Dickens.

Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Pourtant, au début du récit, pour Scrooge, l’Humain passe après, biennnn après le profit.

Un profit qui est exclusivement financier, car il ne tire aucun profit sur le plan personnel : il est très riche mais aussi très seul. Il n’est pas marié (même s’il a failli l’être) et n’a pas d’enfant. Sa seule famille semble être son neveu. D’ailleurs, cet échange avec ce personnage qui est presque son antithèse en dit long sur la personnalité de Scrooge :

« Noël, une sottise, mon oncle ! dit le neveu de Scrooge ; ce n’est pas là ce que vous voulez dire sans doute ?
– Si fait, répondit Scrooge. Un gai Noël ! Quel droit avez-vous d’être gai ? Quelle raison auriez-vous de vous livrer à des gaietés ruineuses ? Vous êtes déjà bien assez pauvre !
– Allons, allons ! reprit gaiement le neveu, quel droit avez-vous dêtre triste ? Quelle raison avez-vous de vous livrer à vos chiffres moroses ? Vous êtes déjà bien assez riche ! »

Pour Scrooge, la richesse est synonyme d’argent. Et cet argent, on ne l’obtient qu’en travaillant encore et encore, en économisant, en faisant uniquement de bons placements, en ne dépassant que le strict nécessaire pour réinvestir le reste de manière à faire encore plus d’argent. Scrooge a tout de la personnification du Capitalisme. Comme un robot, dépourvu d’esprit d’initiative, d’imagination, de créativité mais aussi d’envies, de rêves, de désirs, Scrooge tourne en boucle dans son monde où, parce qu’il est riche et fait tous ces efforts pour l’être, il est forcément au-dessus des petites gens qu’il juge, au mieux, comme frivoles.

« Voilà un autre fou, murmura Scrooge, qui l’entendit de sa place : mon commis, avec quinze schellings par semaine, une femme et des enfants, parlant d’un gai Noël. Il y a de quoi se retirer aux petites maisons. »

Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Scrooge est incapable de comprendre Noël car il perçoit cette fête comme quelque chose de coûteux qui ne rapporte rien en retour.

Or, ce « retour sur investissement », Scrooge ne l’entend que d’une façon : pécuniairement parlant.

Scrooge ne peut pas admettre, au début du récit, qu’il puisse exister d’autres formes de richesses. Des richesses qui ne sont pas pécuniaires, voire ne sont même pas palpables. C’est là, en particulier, que son neveu s’inscrit vraiment comme son opposé : ce qu’il retient de Noël est une richesse bien plus grande que celle, bassement matérielle, de l’argent. Sa richesse à lui est intérieure. Ce sont les joies simples de Noël (puisqu’il s’agit d’un conte de Noël, mais cela s’applique bien sûr au quotidien) : le fait d’être en famille, entre amis, entre personnes qui s’apprécient ; c’est le partage, la générosité que chacun porte en lui, à sa façon ; c’est la bonne humeur communicative, des gens qui se souhaitent le bonjour dans la rue ou s’échangent un sourire sans rien attendre en retour.

« Il y a quantité de choses, je l’avoue, dont j’aurais pu retirer quelque bien, sans en avoir profité néanmoins, répondit le neveu ; Noël entre autres. Mais au moins ai-je toujours regardé le jour de Noël quand il est revenu (…), comme un beau, un jour de bienveillance, de pardon, de charité, de plaisir, le seul, dans le long calendrier de l’année, où je sache que tous, hommes et femmes, semblent, par un consentement unanime, ouvrir librement les secrets de leurs coeurs et voir dans les gens au-dessous d’eux de vrais compagnons de voyage sur le chemin du tombeau, et non pas une autre race de oréatures marchant vers un autre but. C’est pourquoi, mon oncle, quoiqu’il n’ait jamais mis dans ma poche la moindre pièce d’or ou d’argent, je crois que Noël m’a fait vraiment du bien et qu’il m’en fera encore ; aussi je répète : Vive Noël ! »

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Pour Scrooge, cela n’a aucune valeur marchande donc cela n’a aucune valeur du tout.

C’est en cela que A Christmas Carol est un conte politique et qu’il est toujours follement d’actualité. Il y est question de remettre au centre de l’attention des choses qui ne s’achètent et ne se vendent pas, dans notre société, et qui peuvent pourtant valoir tout l’or du monde aux yeux d’une personne, d’une famille, d’une communauté, etc.

« L’histoire rend également compte de la misère et des fortes inégalités, exacerbées dans cette Angleterre de la Révolution industrielle, que l’auteur dépeint également dans Oliver Twist. En situant son histoire à Noël, Charles Dickens souhaite marquer les esprits et ouvrir les yeux de chacun sur les problèmes sociaux de son pays. Le succès est au rendez-vous, l’ouvrage, épuisé encore et encore, étant alors édité sept fois en moins de six mois. La réussite est telle que le terme Scrooge est devenu dans la langue de Shakespeare un nom commun pour qualifier les personnes avare et misanthrope. »

Source : Chronique Disney – Ebenezer Scrooge

Les adaptations de A Christmas Carol : ma sélection

Comme ce conte est toujours d’actualité, il ne cesse de se réinventer. Les adaptations de A Christmas Carol sont très nombreuses ! Tellement que je ne vais pas toutes les citer, évidemment. Nous allons voir, en tout cas, que A Christmas Carol traverse le temps et ne prend pas une ride. A croire que nous sommes encore nombreux à avoir besoin d’en tirer un enseignement !

It's a Wonderful Life, film de Frank Capra, 1946
It’s a Wonderful Life, film de Frank Capra, 1946
Au cinéma, on peut commencer par citer un classique : It’s a Wonderful Life.

Le film prend le parti de mettre en lumière, non pas un être détestable comme Scrooge mais, au contraire, un honnête homme, plein de bonté, George Bailey, auquel il n’arrive pourtant que de mauvaises choses. Alors qu’il pense à se suicider, persuadé que le monde se porterait mieux sans lui, un ange apparaît pour lui montrer ce que serait vraiment le monde sans lui.

J’aime placer It’s a Wonderful Life dans les adaptations de A Christmas Carol parce que je trouve qu’il forme un joli contre-pied au conte de Dickens.  Un peu comme A Family Man, film plus récent avec Nicolas Cage, où un homme, cette fois plutôt de la trempe de Scrooge, se retrouve à vivre la vie qu’il aurait pu avoir s’il avait fait d’autres choix dans son passé.

Les deux films présentent, à leur façon, des personnages qui sont poussés à se questionner sur leur existence passée et donc future. La morale est plus ou moins la même : prêtons davantage attention aux gens que l’on aime et aux gens, aux êtres en général, parce que le vrai bonheur et le futur sont là.

Les séries ne sont bien sûr pas en reste quand il s’agit d’adapter A Christmas Carol.

Là encore, il y aurait des tas de choses à dire mais je suis une fangirl et en bonne fangirl j’ai choisi de m’arrêter sur l’une de mes séries favorites : Doctor Who. La sixième saison de la série (la nouvelle série, pas l’ancienne, enfin, vous voyez, celle de 2005, non mais, histoire de ne fâcher aucun puriste) s’ouvre sur un épisode de Noël (comme toujours) intitulé Le Fantôme des Noëls passés en français et… A Christmas Carol en anglais.

Cette fois, c’est le Docteur qui joue le rôle du fantôme et fait voyager le « méchant » de l’intrigue, Kazran, dans son passé et son futur pour le faire devenir meilleur. Kazran est une sorte de Scrooge vivant sur une autre planète. Et ce qui fait encore une fois le charme de cette adaptation, ce sont les nombreuses manières originales dont elle modifie le conte de Dickens pour le faire parfaitement coller à l’univers de Doctor Who. Requin volant, chants de Noël et cryogénisation autour d’une belle histoire d’amour : un épisode vraiment plein de magie et de péripéties. Un de mes épisodes préférés de Doctor Who (non, je ne dis pas ça de 90% des épisodes de Doctor Who), idéal pour les Fêtes.

Enfin, on ne peut évidemment pas parler des adaptations de A Christmas Carol sans parler du Drôle de Noël de Scrooge.

Ca n’est pas la première fois que Disney adapte le conte puisque ce bon vieil oncle Picsou avait déjà endossé le rôle de Scrooge dans le court métrage du studio, Le Noël de Mickey, en 1983.

Mais cette fois, Disney fait le choix d’une adaptation très fidèle au conte originel. Tellement fidèle que je me suis un peu émerveillée, je l’avoue, en voyant prendre vie des choses que j’avais imaginées en lisant l’histoire de Dickens. J’ai apprécié, notamment, qu’on retrouve l’apparence effroyable de certains fantômes. En effet, sur ce point, A Christmas Carol fait froid dans le dos quand on est enfant. Pourtant, on perd parfois un peu cet aspect dans les adaptations, je trouve. J’ai pourtant un souvenir très net de l’arrivée du fantôme de Marley, l’ancien associé de Scrooge, qui me faisait très peur avec ses chaines et ses cris déchirants.

Précisons que nous devons cette grande ressemblance entre le film et le conte, aux illustrations de John Leech. Celui-ci fut le premier à mettre en images A Christmas Carol lors de sa sortie en 1843. Ce sont bien souvent ses illustrations que nous avons en tête, à l’évocation du conte de Charles Dickens, car elles sont entrées depuis longtemps dans notre inconscient collectif. Je vous laisse en juger au travers de ces quelques exemples, ci-dessous. Vous pouvez vous amuser à les comparer avec les travaux des autres illustrateurs, du XXème et du XXIème siècle, qui ponctuent l’article.

Bref, réalisé entièrement en 3D (en motion capture, pour être exacte : c’est-à-dire que les acteurs ont été filmés sur fond vert puis les décors, les costumes, etc, ont été créés par ordinateur), Le Drôle de Noël de Scrooge met en scène Jim Carrey sous les traits de Scrooge. A mon sens, si vous cherchez un film fidèle au livre, je pense que vous pouvez vous tourner sans trop de crainte vers celui-là.

Peut-on vraiment pardonner Scrooge ?

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Pour conclure, il me semble légitime que nous nous posions quand même la question : peut-on vraiment pardonner Scrooge à la fin de A Christmas Carol ? Après tout, il a quand même été un être détestable pendant de très nombreuses années.

Scrooge est devenu méchant à causes des affres de la vie : sa solitude sur les bancs de l’école, la mort de sa sœur, sa rupture brutale avec Belle, sa carrière envahissante… En cela, le personnage de Scrooge s’inscrit dans la veine d’autres méchants réduits à cela par la vie. (…) Le personnage est donc complexe. Sa méchanceté pourrait même s’expliquer, voire se justifier.

Source : Chronique Disney – Ebenezer Scrooge

N’est-ce pas un peu facile de simplement le pardonner, parce qu’il prend finalement conscience de son comportement ? Peut-on d’ailleurs justifier sa méchanceté par son enfance malheureuse ? Ce serait injuste envers les gens qui, malgré ça, sont restés bons dans leur vie, non ?

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Ma foi, il est légitime de se poser ces questions, oui. L’on pourrait d’ailleurs disserter des heures sur la morale chrétienne que cherche également à transmettre Dickens, à travers ses écrits (et celui-ci en particulier). C’est sans doute cette morale qui pousse le croyant à pardonner un être comme Scrooge. Pourtant, je suis athée et je pardonnerais Scrooge également, s’il existait. Car si l’on ne pardonne pas durant la période de Noël, le fera-t-on jamais ? Il me semble que, comme Scrooge, au fil de l’histoire, la morale qui nous est transmise est bien celle-ci : soyez humains, ayez du cœur et partagez-le tant que possible pour faire des émules.

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

La morale de A Christmas Carol n’est pas, pour moi, uniquement chrétienne ou liée à Noël : elle est universelle et j’espère vous l’avoir transmise un peu, à travers cet article.

Joyeux Noël ! Joyeuses Fêtes !

Illustration de Harold Copping pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Harold Copping pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Sources

Scan de A Christmas Carol sur Google Books
Un chant de Noël – Wikipédia
Ebenezer Scrooge – Chronique Disney
A Gallery of John Leech’s Illustrations for Dickens’s A Christmas Carol

Jibo le robot

Si vous passez régulièrement sur ce site ou que vous suivez mes diverses interventions sur les réseaux sociaux, vous savez que j’aime énormément les robots. Au point de leur avoir consacré deux ans de recherches. Et d’avoir pour vocation d’y revenir un jour. Or, il se trouve que je viens d’en (re)découvrir un tout nouveau, tout beau.

Il s’appelle Jibo et… il ne s’agit encore que d’un projet en cours de développement, bien malheureusement.


Sommaire de l’article :

Jibo : Vidéo de présentation
Qui est Jibo ? (Ou qu’est-ce que Jibo ?)
Pourquoi je parle de « prototypes » ?
Qui a créé Jibo ?
Pourquoi Jibo est-il si intéressant ?
Quels sont les autres robots « bienveillants » ?


Jibo : vidéo de présentation

Traduction de la vidéo :
Voix off : Voici votre maison, votre voiture, votre brosse à dents… Ce sont des choses qui comptent mais voici ce qui importe vraiment ! (Vue sur la photo montrant les membres de la famille)
Et, quelque part entre les deux, il y a cette chose. Voici Jibo, le premier robot familial au monde !
Voix off : Dis bonjour, Jibo !
Jibo : Hi Jibo ! (il rit)

Voix off : Jibo est capable d’aider tout le monde au quotidien.

Il est le meilleur des caméramans : il suit vos mouvements de façon intelligente et il peut prendre des vidéos et des photos de façon autonome. Vous pouvez donc poser votre appareil et faire partie de la scène car Jibo prendra la photo.

Il vous aide tout en vous permettant de garder les mains libres. Vous pouvez lui parler et il vous répondra de sorte que vous n’ayez pas à vous interrompre dans votre activité.
Jibo : Excusez-moi, Madame.
La dame : Oui, Jibo ?
Jibo : Mélissa vient d’envoyer un rappel : elle viendra vous chercher d’ici une demie-heure pour aller à l’épicerie.
La dame : Merci, Jibo !

Voix off : Il vous amuse, vous distrait et il vous éduque à travers des applications interactives. Jibo peut enseigner.
(On le voit raconter l’histoire des Trois Petits Cochons à la fillette de la famille.)
Jibo : Laissez-moi entrer ou je vais souffler sur votre maison ! (…) Hey ! Où es-tu passée ? Oh, te voilà !

Voix off : Il est la chose qui ressemble le plus à un dispositif qui vous permettrait de vous téléporter ! Vous pouvez le faire tourner et regarder partout autour de lui grâce à une simple pression de votre doigt (NdA: sur l’écran d’une tablette, par exemple).
Le fils : Regarde ma dinde, maman !
La mère : Je te souhaite…
La fille : Hey ! Une pizza-dinde ! Je veux une pizza-dinde !

Voix off : De plus, c’est une plateforme évolutive et il peut donc développer de nouvelles compétences !
Ainsi, il sera un jour en mesure de vous connecter à votre maison.
Jibo : Bienvenue à la maison, Eric !
Eric : Hey mon pote ! Peux-tu commander à manger pour moi ?
Jibo : Bien sûr ! Chinois, comme d’habitude ?
Eric : Tu me connais si bien !

Voix off : Il peut aussi être un précieux assistant.
Jibo : Vous avez reçu un message vocal d’Ashley. Voulez-vous l’écouter ?
Eric : Absolument !
Message de Ashley : Hey ! Appelle-moi quand tu es rentré !
Eric : Mieux vaut commander pour deux, Jibo !

Voix off : Nous en rêvions depuis des années et, désormais, il est là ! Et il n’est pas une coquille vide, ni un simple appareil motorisé. Il n’est pas non plus seulement un simple appareil connecté. Il est un membre de la famille !

La fillette : Chut… Bonne nuit, Jibo !
Voix off : Jibo, cette petite partie de moi.

Cynthia Breazeal : Et si la technologie vous traitait enfin comme des êtres humains ? Et si la technologie vous aidez à vous sentir plus proche de ceux que vous aimez ? Et si la technologie vous aidait comme un partenaire plutôt que comme un simple outil ?
C’est ce dont il s’agit avec Jibo. C’est ce que pourquoi j’ai créé cette entreprise.
Je dispose de la bonne équipe pour faire ça : des gens qui ont fait leurs preuves et ont développé une technologie innovante et excitante.
Mais désormais, nous avons besoin de votre aide pour construire Jibo, pour le faire connaître au monde entier et faire grandir sa communauté. Travaillons ensemble pour faire en sorte que Jibo devienne vraiment génial ! Nous pouvons humaniser la technologie.

Une petite animation de Jibo.
Une petite animation de Jibo.

Qui est Jibo ? (Ou qu’est-ce que Jibo ?)

Voici sa petite histoire : à la base, en juillet 2014, le projet Jibo est mis en ligne sur le site de financement participatif (crowdfunding, en anglais), Indiegogo, afin de récolter la somme nécessaire à son développement. La barre est placée à 100.000 $ mais elle est dépassée en seulement quelques heures. C’est finalement plus de 2.000.000 $ que récolte la start-up américaine !
Et voilà ce prototype de robot familial qui connaît un beau petit buzz sur internet.

Actuellement, les premiers prototypes de Jibo commencent à être envoyés à leurs heureux nouveaux propriétaires (enfin, on espère qu’ils seront heureux, allez savoir). Et afin de les satisfaire, l’entreprise n’accepte pour l’instant plus aucune précommande (et oui, il faut bien les construire, ces robots, avant de les expédier, et ça n’est pas toujours évident pour une petite entreprise).Jibo-le-compagnon-pour-les-recettes-de-cuisine Robot-Jibo-dans-une-cuisine

Pourquoi je parle de « prototypes » ?

Les prototypes de Jibo qui sont actuellement distribués sont en open-source. C’est-à-dire que ce sont sûrement des développeurs et/ou des bidouilleurs de génie qui vont essayer ce jouet du futur, dans un premier temps.
Leur but ? Améliorer ce robot avant sa mise en vente auprès des particuliers que nous sommes. Des particuliers qui n’auront pas forcément envie de bidouiller l’engin mais bel et bien de l’utiliser de façon simple, complète et efficace. Un peu comme vous n’auriez pas envie de devoir programmer vous-mêmes votre ordinateur avant de pouvoir l’utiliser, vous voyez ?

En tout cas, c’est le principe idéaliste de l’open-source : plus on est de fous, plus on rit ? Et bien, en robotique (et dans d’autres domaines, bien sûr), plus on a de développeurs potentiels, plus on devrait avancer rapidement. Résultat, le robot devrait voir ses bugs potentiels réglés plus vite ; ses lacunes être comblées ; et, peut-être, se voir doter de nouvelles fonctionnalités.
Après tout, les concepteurs originels, seuls, ne peuvent pas penser à tout ou savoir tout faire quand il s’agit d’une bestiole aussi technologiquement complexe que celle-là !

Pepper, le robot d'Aldebaran.
Pepper, le robot d’Aldebaran
Cliquez ici pour voir la vidéo de sa présentation publique sur ma page Facebook.

L’entreprise française Aldebaran Robotics, dont vous connaissez peut-être le robot Nao, a aussi choisi cette optique pour l’un de ses nouveaux robots, Pepper (je vous avais parlé d’elle ici, sur ma page Facebook, et je lui consacrerai un article propre à l’occasion). L’avenir nous dira si ça fonctionne bel et bien !

Qui a créé Jibo ?

Cynthia Breazeal posant à côté de deux Jibo.
Cynthia Breazeal posant à côté de deux Jibo.
Cynthia Breazeal faisant face à la tête robotique Kismet.
Cynthia Breazeal faisant face à la tête robotique Kismet.

Derrière le développement du robot Jibo se cache aussi (et surtout) une équipe du MIT de Boston menée par Cynthia Breazeal (une femme, et oui, ça fait toujours plaisir de le souligner, et c’est d’ailleurs elle que vous pouvez voir parler à la fin de la vidéo ci-dessus ou dans certaines photos de cet article). Son nom ne vous dit peut-être rien mais elle est à l’origine de la tête robotique Kismet, qui est une petite célébrité du monde de la robotique.

Autant dire que, théoriquement, Jibo a toutes les chances de son côté pour se développer dans de bonnes conditions.

Sachez, en tout cas, que le prix de base de cette étrange lampe de chevet (non, parce qu’il ressemble quand même beaucoup à une lampe de chevet, non ?) s’élève, pour le moment, à 499 $. Autrement dit, une broutille dans le monde de la robotique actuelle et en particulier si le résultat atteint celui montré dans la vidéo.

Pourquoi Jibo est-il si intéressant ?

Eve, robote dont Wall-e tombe amoureux.
Eve, robote dont Wall-e tombe amoureux.

Jibo ressemble un peu à un mixte entre Eve, le robot dont tombe amoureux Wall-e dans le dessin animé du même nom, et Luxo, la lampe Pixar. J’aime beaucoup l’idée.

Pourquoi ? Avec une telle apparence, Jibo ressemble à la fois à un personnage de dessin animé, à un jouet high-tech et à un objet connecté design. C’est ultra efficace !

Et cela pour plusieurs raisons :

Luxo, la lampe emblématique des studios Pixar.
Luxo, la lampe emblématique des studios Pixar.

Premièrement, cet objet est capable de toucher des publics très divers rien qu’avec ses caractéristiques esthétiques. Si je résume : le personnage de dessin animé séduira petits et grands ; le jouet high-tech saura amuser les geeks et les adolescents ; quant au design épuré et ergonomique de l’ensemble, il saura plaire autant à monsieur et madame tout-le-monde (qui n’ont pas forcément envie de trucs trop imposants et voyants dans leurs intérieurs), les esthètes, les amateurs d’objet design, les bobos et autres acheteurs compulsifs d’Apple (mais non, j’ai rien contre vous… presque rien <3).

Deuxièmement, des études ont démontré (depuis longtemps) qu’un robot « trop humain » a tendance à faire peur. Et, par extension, dans le cas qui nous intéresse, à faire fuir les utilisateurs potentiels.
Sans rentrer dans les détails, c’est ce qu’on appelle le phénomène de l’inquiétante-étrangeté. Pour vous résumer, disons que ça se passe grosso-modo comme ça dans votre tête (sans que vous n’en ayez vraiment conscience et à plus ou moins forte dose, selon votre sensibilité naturelle) : « Ce truc me ressemble mais ça n’est pas moi ; ça n’est pas humain, pourtant ça en a l’air ; ça a l’air vivant… » Ce à quoi notre cerveau nous pond naturellement cette réaction : « FUIS PAUVRE FOU ! C’EST UN MONSTRE ! » (encore une fois, j’exagère un peu hein, mais l’idée c’est que vous ne seriez pas forcément très à l’aise face à un robot qui aurait l’air « trop » humain)

Au contraire, quand on regarde le Jibo de la vidéo, par exemple (voir au tout début de cet article) on le trouve mignon, on le trouve drôle, on le trouve « vivant », d’une certaine façon, mais je ne crois pas qu’on puisse le trouver effrayant. De plus, il ressemble plus à un objet quelconque (une lampe de chevet, comme je le disais plus haut, par exemple) qu’à un robot tel qu’on peut se le représenter habituellement (généralement, le premier exemple qui nous vient en tête est le fameux Terminator… Ou le robot de 2001, L’Odyssée de l’Espace, qui n’est pas nettement plus rassurant, bien que nettement moins humain dans sa forme).
Du coup, cela peut avoir une incidence positive sur son succès à venir.
Cela peut aussi lui permettre de toucher un public différent de celui de Pepper (voir plus haut), par exemple. Après tout, Jibo est quand même beaucoup moins imposant ! Et il est aussi bien moins cher.
Bref, cest une machine aussi simple (dans la forme) que sophistiquée (dans le fond).

Voici à quoi ressemblait un Nabaztag.
Voici à quoi ressemblait un Nabaztag en 2005.

Pour autant, n’oublions pas que, bien avant Jibo et ses petits copains du même genre (car des robots comme Jibo, il y en a d’autres, je vous les présente rapidement ci-dessous), Aldebaran Robotics (qui s’appelait alors Violet) avait créé les Nabaztag. Des lapins connectés qui avaient déjà pour but d’être d’être des robots familiaux. Bourrés d’applications diverses, ils faisaient déjà certaines des actions que proposera Jibo (vous accueillir à votre retour chez vous, vous donner des informations sur le temps ou le trafic routier, vous parler, vous raconter des histoires…). Même si cela était nettement moins sophistiqué à l’époque, la technologie ayant fait de grandes avancées depuis 2005 ! (Je plaide coupable, même s’il ne fonctionne plus vraiment, j’ai encore le mien !)

Quels sont les autres robots « bienveillants » ?

Avant de vous laisser, un petit aperçu des autres robots-familiaux (ou « bienveillants » comme on les surnomme parfois) qui sont actuellement développés dans le monde entier.
Je n’inclue pas Pepper dans cette liste, bien qu’elle en fasse partie, car, comme je vous le disais plus haut dans l’article, je compte bien prendre le temps de lui consacrer son propre article bientôt. Surtout depuis que je l’ai rencontrée pour de vrai ! :D
En attendant, donc, voici ses principaux concurrents et ceux de Jibo :

  • Aperçu du robot "Mother".
    Aperçu du robot « Mother ».

    Le robot français Mother.
    Son inventeur, Rafi Haladjian, n’est autre que le créateur du Nabaztag (voir ci-dessus).
    Ce robot (ou, plutôt, cette robote, puisque c’est une Maman ;)) est plutôt un assistant personnel. Il peut, par exemple, savoir si vous avez suffisamment bu dans la journée ou si vous avez suffisamment dormi. Il peut vous signaler que vous n’avez pas fait assez d’exercice aujourd’hui (il peut d’ailleurs servir de podomètre) ou si tel membre de votre famille est rentré à telle heure. Si vous avez des enfants, il peut s’assurer qu’ils se sont bien brossés les dents avant d’aller dormir. Il peut faire tout ça mais c’est à vous de décider si il le fera ou non : on ne parle pas, ici, d’une sorte de mère-matrone qui serait toujours en train de vous surveiller, que vous le souhaitiez ou non.

  • Aperçu du robot "Keecker".
    Aperçu du robot « Keecker ».

    Le robot Keecker.
    Celui-ci se déplace seul mais il est plus imposant que Jibo ou Mother (environ 60 cm de haut et 45 cm de large). De plus, il ne s’agit pas vraiment d’un assistant personnel mais davantage d’un dispositif de partage d’audio-visuel. Je vous explique :
    En se connectant à vos divers appareils électroniques (ordinateurs, tablettes, smartphones…) il les rend plus polyvalents au sein de la maison et vous permet de partager davantage de choses avec votre famille. Par exemple, il peut servir de téléviseur (ou plutôt de rétroprojecteur), de veilleuse pour les enfants (il peut, par exemple, projeter un ciel étoilé sur le plafond de sa chambre) ou de baby-phone amélioré (il peut vous transmettre des images de votre enfant, paisiblement endormi). Il vous permet d’écouter de la musique ou de mesurer la qualité de l’air ou la température ambiante. Il est capable de projeter ce que vous voyez sur l’écran de votre téléphone, tablette ou ordinateur en temps réel (que vous soyez en train de surfer sur internet, de discuter sur Skype avec un ami, de jouer à un jeu vidéo, etc). Bref, c’est presque de la domotique !

  • Aperçu du robot "Adam".
    Aperçu du robot « Adam ».

    Adam, le robot d’assistance personnelle italien.
    A titre purement personnel, je ne suis pas fan de ce robot-là. Il ressemble à une tablette sur roue et j’ai du mal à l’imaginer chez moi. De plus, en comparaison de Pepper (qui est, en plus, pourvue de bras, d’un visage, etc, donc qui est déjà beaucoup plus qu’une simple « tablette sur roue »), je le trouve assez cher (1,990 €).
    Toutefois, Adam est pourvu d’une sorte d’intelligence artificielle (mais c’est aussi le cas de Pepper) et il est donc capable d’apprendre de ses interactions avec ses utilisateurs. Il observe les habitudes de chacun et, jour après jour, il parvient à prendre des décisions de plus en plus autonomes pour aider les membres de la famille avant même qu’on ne lui ait demandé quoi que ce soit.
    Comme Keecker, Adam peut se déplacer seul dans la maison (mais pour l’un comme pour l’autre, soyons bien clairs : ils ont des roues, ils ne monteront ou ne descendront pas les escaliers tout seuls !). Toujours comme Keecker, il assure une téléprésence, peut servir de vidéosurveillance et dispose aussi d’applications de domotique (lui permettant de contrôler l’éclairage, l’ouverture et la fermeture des stores ou la température de votre logement, à condition que celui-ci soit déjà équipé de ce type d’installations, ce qui est encore assez rare).
    Comme Jibo, Adam peut prendre des photos ou des vidéos par lui-même. Il peut aussi diffuser n’importe quel sorte de contenu audio-visuel (mais il ne projettera pas ce contenu comme Keecker, il se contentera de l’afficher sur son écran, format tablette tactile, donc pas très grand).

  • Aperçu du robot "Hector".
    Aperçu du robot « Hector ».

    Hector, le robot qui prend soin des plus âgés.
    Voilà un robot qui a une bouille amusante. Comme Keecker et Adam, il se déplace seul et son dispositif repose surtout sur un grand écran tactile. Mais cet écran a été conçu pour être aussi simple et intuitif que possible. En effet, le robot s’adresse surtout aux personnes âgées.
    Pensé pour aider à prendre soin de ces personnes, Hector est capable d’encourager, d’aider en faisant des suggestions : il peut proposer à la personne d’aller faire une promenade ou d’appeler un proche. Il veille à ce que son utilisateur ne reste pas seul trop longtemps et continue de prendre soin de lui par des gestes simples et pourtant indispensables de la vie quotidienne. Bien sûr, il rappelle aussi à la personne de prendre ses médicaments ou de boire suffisamment. Il peut même proposer de garder sur lui la paire de lunettes de la personne afin qu’elle ne soit pas égarée quand elle n’en a pas l’utilité ! (je prends l’exemple de la paire de lunettes mais c’est aussi valables pour d’autres objets qu’une personne est susceptible de perdre facile, comme les clefs, le porte-monnaie, etc.) Il s’assure aussi du confort de son utilisateur par de petites choses simples, apparemment banales, comme rappeler l’heure de diffusion de son programme favori à la télévision.
    Hector est un planning sur roue, en quelque sorte. Mais il est surtout un planning qui se rappelle à vous. Ce qui peut s’avérer très utile quand une personne a même besoin de se rappeler que son planning existe…
    Il assure une téléprésence de plus en plus indispensable dans nos pays vieillissants et où la solitude des personnes âgées ne cesse de grandir.
    Point(s) faible(s) ? On ne peut pas dire que la voix de ce robot soit particulièrement agréable à écouter. Elle mériterait d’être plus naturelle, moins monocorde, moins « robotique », en fait. Surtout étant donné le public auquel s’adresse cette machine. De plus, d’après ce que j’ai pu observer à travers les vidéos que j’ai trouvées de lui, Hector ne lit pas toutes les informations qui s’affichent sur son écran. L’utilisateur doit souvent se pencher sur lui pour voir ce qui s’affiche.

Et à vous, il vous plaît ce Jibo ?
Vous préférez un de ses concurrents ?
Peut-être n’aimez-vous pas les robots ?
En tout cas, vous pouvez donner votre avis, quel qu’il soit, dans les commentaires, ci-dessous ;)


Sources :
Jibo, site officiel
Page du projet de récolte de fonds pour Jibo sur Indiegogo
Humanoides Magazine, « Jibo ou le succès fulgurant d’un compagnon robot pour la famille », 30/07/2014