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Joseph Ferdinand Cheval : un Facteur pas comme les autres

Aujourd’hui, je vous emmène sur les traces d’un artiste méconnu. Un artiste qui, d’ailleurs, ne fut pas reconnu comme un « vrai artiste » (comme cette expression est laide…) avant un certain temps après sa mort. Et pour cause : Joseph Ferdinand Cheval était… facteur ! C’est d’ailleurs pour cette raison que nous le connaissons  le plus souvent sous le nom de Facteur Cheval.


Sommaire de l’article :

Joseph Ferdinand Cheval : le plus extraordinaire des facteurs
Le Palais du Facteur : une incroyable maison inhabitable
L’Art brut : art des fous ou des esprits purs ?


Joseph Ferdinand Cheval : le plus extraordinaire des facteurs

Portrait du Facteur Cheval en uniforme
Portrait du Facteur Cheval en uniforme.

Ferdinand Cheval est facteur. Il a pourtant une formation de boulanger, métier qu’il exerce jusqu’à la mort de son premier fils et après avoir obtenu, dans sa jeunesse, un Certificat d’études primaires (diplôme que l’on obtenait, à l’époque, entre 11 et 13 ans, grosso-modo à la fin de la primaire, donc). Originellement, il vient d’une famille paysanne plutôt pauvre de la Drôme. Pendant un temps, il travaille d’ailleurs auprès de son père, au sein de la ferme familiale que finira par reprendre son frère.
Rien ne le prédestine, à première vue, à devenir artiste. D’autant plus qu’il naît en 1836 et meurt en 1924, une époque où il est difficile, voire impossible (on ne va pas se mentir) de modifier à ce point son « destin ».

guillemet« L’époque est rude. Les disettes et épidémies sont fréquentes. Beaucoup de paysans ne portent pas de souliers, ne mangent presque jamais de viande et n’ont pas de draps. Ils dorment le plus souvent dans des lits de feuilles, volées à leur chute dans les forêts communales. »

Pierre Chazaud, Le Facteur Cheval : Un rêve de pierre, Collection les patrimoines, ed. Le Dauphiné, mars 2008.

Et pourtant !
C’est bien son métier de facteur qui va faire de ce brave homme un artiste.
En effet, il effectue chaque jour à pied un trajet d’une trentaine de kilomètres pour desservir Hauterives, village de la Drôme, et ses proches environs. Pour occuper ses longues journées de marche, l’homme rêvasse et dresse peu à peu dans son esprit les plans d’un « palais idéal ». Il s’agit pour lui d’un endroit où il peut s’évader quand il le souhaite d’un quotidien qui n’a rien de bien palpitant.

guillemet« Que faire en marchant perpétuellement dans le même décor, à moins que l’on ne songe. Pour distraire mes pensées, je construisais en rêve, un palais féerique… »

Citation du Facteur Cheval, Source : Site officiel du Palais idéal du Facteur Cheval

Et pendant dix à quinze ans (selon les sources), ce palais reste bel et bien un simple rêve.

Pause précision :
Mads Mikkelsen dans le rôle d'Hannibal dans la série éponyme.
Mads Mikkelsen dans le rôle d’Hannibal dans la série éponyme.

Le fait d’imaginer une architecture complète (un palais, par exemple) dans son esprit n’est pas courant mais n’est pas nécessairement quelque chose d’extraordinaire. Cela peut, en effet, rappeler un procédé mnémotechnique utilisé depuis l’Antiquité et surnommé l’Art de la Mémoire (Ars memoriae, en latin). Cet « art » est principalement utilisé pour mémoriser de longues listes de choses.
Thomas Harris rend son personnage d’Hannibal Lecter capable de pratiquer cet art. L’auteur décrit ainsi comment le tueur en série parvient à dresser dans son esprit un « château mental », un « palais de la mémoire, un édifice qui recèle plus de beauté que de laideur ». Le livre décrit ainsi que « le palais de la mémoire [était] un procédé mnémotechnique bien connu des savants antiques [qui permit] de préserver de multiples connaissances tout au long de l’ère de déclin où les Vandales brûlaient les livres. Comme les érudits qui l’ont précédé, le docteur Lecter conserve une énorme quantité d’informations liées à chaque ornement, chaque ouverture et chacune des mille pièces de son édifice, mais contrairement à eux il lui réserve encore une autre fonction : il part y vivre de temps à autre. » C’est en cela qu’on peut, peut-être, comparer le Palais idéal du Facteur Cheval à ce procédé. Ceci dit, le Facteur, lui, n’était pas un tueur en série mangeur de chair humaine, en plus d’avoir véritablement existé !

(Oh et, ça n’a rien à voir – ou presque- mais la série Hannibal est très bien et je vous encourage vivement à la regarder si ça n’est pas déjà fait.)

La pierre d'achoppement, à l'origine du Palais. Emplacement : sur la terrasse, façade ouest.
La pierre d’achoppement, c’est-à-dire la pierre sur laquelle aurait trébuché le Facteur Cheval et qui serait à l’origine du Palais.
Emplacement : sur la terrasse, façade ouest.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là et devient même, à mon sens, bien plus incroyable. Le Facteur Cheval a presque oublié son palais imaginaire quand il raconte avoir trébuché par hasard sur une pierre (que vous pouvez voir ci-contre, car elle fait maintenant partie intégrante du Palais idéal) pendant l’une de ses tournées. Romance ou réalité ? Allez savoir. Il n’empêche que c’est cet évènement, dit-il, qui le pousse à commencer la construction de ce qui n’était alors qu’un rêve pour passer le temps. Un rêve qu’il gardait d’ailleurs pour lui de peur qu’on le prenne pour un fou. Ce qui arrivera, bien malheureusement.

Dans « L’histoire du Palais Cheval édifié à Hauterives-Drôme, écrite par son auteur monsieur Ferdinand Cheval » et relatée par la Vie illustrée du 10 novembre 1905, voici comment le Facteur-artiste raconte son histoire :

guillemet« Un jour du mois d’avril en 1879, en faisant ma tournée de facteur rural, à un quart de lieue avant d’arriver à Tersanne, je marchais très vite lorsque mon pied accrocha quelque chose qui m’envoya rouler quelques mètres plus loin, je voulus en connaitre la cause. J’avais bâti dans un rêve un palais, un château ou des grottes, je ne peux pas bien vous l’exprimer… Je ne le disais à personne par crainte d’être tourné en ridicule et je me trouvais ridicule moi-même. Voilà qu’au bout de quinze ans, au moment où j’avais à peu près oublié mon rêve, que je n’y pensais le moins du monde, c’est mon pied qui me le fait rappeler. Mon pied avait accroché une pierre qui faillit me faire tomber. J’ai voulu savoir ce que c’était… C’était une pierre de forme si bizarre que je l’ai mise dans ma poche pour l’admirer à mon aise. Le lendemain, je suis repassé au même endroit . J’en ai encore trouvé de plus belles, je les ai rassemblées sur place et j’en suis resté ravi… C’est une pierre molasse travaillée par les eaux et endurcie par la force des temps. Elle devient aussi dure que les cailloux. Elle représente une sculpture aussi bizarre qu’il est impossible à l’homme de l’imiter, elle représente toute espèce d’animaux, toute espèce de caricatures. […] »

Une des phrases du Facteur Cheval résume parfaitement ce qu’il entreprend alors de faire : « Je me suis dit : puisque la Nature veut faire la sculpture, moi je ferai la maçonnerie et l’architecture. » (Pierre Chazaud, Le Facteur Cheval : Un rêve de pierre, op.cit.)

Le Palais du facteur : l’incroyable maison inhabitable

Avant de vous en dire plus sur ce Palais idéal, je vous laisse le découvrir en images si vous ne l’aviez encore jamais vu :

Le Palais du Facteur Cheval se situe dans la Drôme, à Hauterives. Il mesure 12 mètres de hauteur et 26 mètres de long. Les pierres qui le compose furent assemblées avec de la chaux, du mortier et du ciment. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il porte admirablement bien son nom de « Palais idéal ».

Premièrement, parce que le Facteur Cheval a fait de son Palais une architecture unique en son genre, mêlant des éléments de provenance très diverses. Les cultures auxquelles ils empruntent appartiennent à différents continents, ce qui en fait un bâtiment qu’on pourrait qualifier d’universel. C’est déjà un sacré bel exploit !
Un incroyable bestiaire décore l’ensemble : pieuvre, biche, cerf, caïman, éléphant, pélican, loutre, dromadaire, ours, oiseaux… Mais aussi des géants, des fées, des personnages mythologiques ou encore des cascades. Sur une des façades, il fait même référence à Allah ! Le Facteur puise son inspiration dans la Bible (Grottes de Saint-Amédée et de la Vierge Marie, un calvaire, les évangélistes…) ainsi que dans la mythologie hindoue et égyptienne, notamment. Il faut dire qu’à une époque où se développe la carte postale, le livreur de courriers a de quoi trouver largement de quoi alimenter son imagination fertile !
L’ensemble m’évoque une sorte de Palais des Mille et Une Nuits qui aurait été construit hors du temps, hors de toute époque précise ou, au contraire, au croisement de tous les possibles. Une fantastique aberration. Le résultat d’un rêve, c’est à n’en plus douter !

La façade Est est surnommée le « Temple de la Nature ». Sur la façade Ouest, on trouve plusieurs architectures miniatures, inspirées de créations du monde entier comme une mosquée, un temple Hindou, un chalet suisse, la Maison Carrée d’Alger ou encore un château du Moyen Âge. C’est également par là qu’on accède à une galerie d’une vingtaine de mètres, également ornée de sculptures. On peut aussi accéder à une terrasse par des escaliers.
La façade Nord semble être une prolongation du Temple de la Nature. On y trouve des grottes et toutes sortes d’animaux. La façade Sud, elle, se compose d’un musée antédiluvien (c’est-à-dire un musée d' »avant le Déluge », autrement dit une référence biblique).

Palais idéal du Facteur Cheval, Hauterives, Drôme, France.  Détail : Le Temple Hindou
Palais idéal du Facteur Cheval,
Hauterives, Drôme, France.
Détail : Le Temple Hindou

Deuxièmement, je trouve ça incroyable qu’un homme seul, qui plus est une personne sur laquelle personne n’aurait parié, ait réussi à réaliser quelque chose d’aussi imposant, beau et unique en son genre. Le Facteur Cheval mettra 33 ans à bâtir sa forteresse de rêve. Quand il commence sa construction, il a déjà 43 ans (on est aux alentours de 1880 et l’espérance de vie d’un facteur de la Drôme n’est pas la même que de nos jours…). Quand il l’achève, en 1912, il prend soin d’y inscrire « Travail d’un seul homme ». Peut-être pour se rassurer lui-même : solitaire, traité de fou, il a tout de même réussi à bâtir cette incroyable maison tout seul, de ses propres mains, en total autodidacte. Et le résultat est incroyable !

Mais l’histoire ne s’arrête pas tout à fait là car après l’achèvement de son Palais en 1912, le facteur repart à la recherche de nouvelles pierres à l’aide sa fidèle brouette. Son but ? Construire ce qui deviendra, finalement, sa maison éternelle : son tombeau.

En fait, le Palais idéal devait être la dernière demeure du facteur mais la loi Française alors en vigueur n’autorise pas ce dernier à y être enterré sans avoir été d’abord incinéré (allez savoir pourquoi…). Une pratique encore peu en vogue à l’époque. Le facteur décide donc de construire sa propre tombe dans le proche cimetière. Il raconte :

guillemet« Après avoir terminé mon Palais de rêve à l’âge de soixante dix-sept ans et trente-trois ans de travail opiniâtre je me suis trouvé encore assez courageux pour aller faire mon tombeau au cimetière de la Paroisse.
Là encore j’ai travaillé 8 années d’un dur labeur. J’ai eu le bonheur d’avoir la santé pour achever ce tombeau appelé « Le Tombeau du silence et du repos sans fin » – à l’âge de 86 ans.
Ce tombeau se trouve à un petit kilomètre du village d’Hauterives. Son genre de travail le rend très original, à peu près unique au monde, en réalité c’est l’originalité qui fait sa beauté.
Grand nombre de visiteurs vont aussi lui rendre visite après avoir vu mon « Palais de rêves » et retournent dans leur pays émerveillés en racontant à leurs amis que ce n’est pas un conte de fée, que c’est la vraie réalité. Il faut le voir pour le croire. C’est aussi pour l’Éternité que j’ai voulu venir me reposer au champ de l’Égalité. »

Extrait du cahier N° 3 du Facteur de décembre 1911, Hauterives – Drôme, écrit par son auteur Monsieur Ferdinand Cheval, Source : Site officiel du Palais idéal du Facteur Cheval

L’art brut : art des fous ou des esprits purs ?

Pour autant, le Facteur Cheval n’est pas considéré comme un artiste comme les autres. On parle d’Art brut pour qualifier les œuvres comme la sienne. Une expression qui couvre quantité de créations et, surtout, de créateurs différents. Par exemple, beaucoup de gens sont encore persuadés aujourd’hui que l’Art brut est le nom donné aux créations les plus extraordinaires (entendez bien, celles qui sortent le plus de l’ordinaire) des personnes atteintes de troubles psychologiques plus ou moins graves.

Le Facteur Cheval et sa brouette,
Le Facteur Cheval et sa brouette,
Bibliothèque municipale de Lyon

Mais le Facteur Cheval était-il fou ? Certes, il n’était pas artiste de profession et/ou de formation. Rien que pour cela, son travail est classé dans la catégorie « Art brut ». Ce qui n’enlève rien à la qualité de son œuvre. L’Art brut n’ayant pas vocation à être une catégorie artistique valant moins qu’une autre (en tout cas, à mes yeux).
Ses voisins semblent en tout cas avoir longtemps pensé que le pauvre homme était fou. Il faut dire que durant sa tournée de facteur, il accumulait des pierres qu’il retournait chercher, une fois sa journée terminée, à l’aide de sa très chère brouette qu’il appelle sa « fidèle compagne de peine » (mais nous avons bien un Fossoyeur qui parle à une pelle, de nos jours ! :p).
Mais ce qui fait vraiment du Facteur Cheval un artiste « brut », c’est tout simplement qu’il ne cherchait pas à réaliser une œuvre d’art ni à être artiste : il faisait ce qu’il ressentait l’envie de faire, sans se poser davantage de questions existentielles, transcendantes, métaphysiques, ou tout ce que vous voulez. Il essaiera toutefois de faire connaître son travail de son vivant et ira même jusqu’à engager une « bonne » chargée des visites guidées en 1907.
Mais si son œuvre est une architecture, elle ne ressemble à aucune autre, elle ne correspond à aucun mouvement et ne répond à aucune règle architecturale ou sculpturale. Forcément, puisque Joseph Ferdinand Cheval n’est ni architecte, ni sculpteur ! C’est ce qui fait de lui un artiste « brut ».

Son travail va pourtant inspirer les artistes de son temps et ceux qui vont suivre. En particulier les surréalistes. En 1932, André Breton rendra un hommage au Facteur Cheval à travers un  poème intitulé : « Le Revolver à cheveux blancs ».

En 1969, André Malraux, alors Ministre de la Culture, fait classer le Palais idéal aux Monuments Historiques, au titre de l’art naïf. Un « vrai » art, cette fois, pourrait-on dire car il s’agit d’un mouvement artistique auquel appartient notamment le Douanier Rousseau. Voilà le facteur devenu artiste. Quant à son Palais, il a accueilli 150 800 visiteurs venus du monde entier rien qu’en 2013.

Vous comprendrez donc que, même si c’est bien souvent une critique que l’on m’adresse lorsque l’on me dit que mes créations sont « naïves », je le prenne plutôt bien. A bon entendeur !


Cet article vous a plu ? Ou pas ? Vous pouvez tout me dire dans les commentaires ci-dessous ! N’hésitez pas ! ✌


Sources :
Site Officiel du Palais Idéal du Facteur Cheval
Page Facebook Officielle du Palais Idéal
Le Jardin des Arts
Wikipédia : Le Palais idéal
Wikipédia : Ferdinand Cheval


La machine d’Anticythère

Avez-vous déjà entendu parler de la machine d’Anticythère ?

C’est une machine tout à fait fabuleuse qui a bien failli être perdue à jamais. Elle a été retrouvée, tout-à-fait par hasard, près de l’île grecque d’Anticythère, au début du XXe siècle.

L'Éphèbe d'Anticythère
L’Éphèbe d’Anticythère a également été retrouvé avec l’épave,
bronze, v. 340-330 av. J.-C.,
Musée national archéologique d’Athènes, Grèce

La machine avait sombré dans la mer après qu’une tempête a fait chavirer le bateau qui la transportait, en 87 av. J.C. environ.
En 1901, des pêcheurs d’éponges (on parle bien de ça, et non pas de ça) changent par hasard de cap alors qu’une autre tempête est prévue là où ils devaient initialement se rendre. Ils se retrouvent près de l’île d’Anticythère et, en plongeant, ils découvrent l’épave d’un navire romain. Il contient non seulement de nombreuses oeuvres d’art (en particulier des sculptures) mais aussi un curieux objet que les scientifiques mettront plus d’un siècle à décrypter…

Personne ne sait, alors, que vient d’être trouvé l’ancêtre de nos technologies modernes. Pourtant, on dit aujourd’hui que la machine d’Anticythère pourrait bien être l’ancêtre de nos ordinateurs (rien de moins !)

 

Photographie des fragments de la machine d'Anticythère
Photographie des fragments de la machine d’Anticythère,
Daterait de la fin du IIIe – moitié du IIe siècle av. J.C.,
20 x 20 cm environ,
Musée Archéologique National, Athènes, Grèce.

La machine d’Anticythère ne date pas de l’époque du naufrage du bateau sur lequel elle se trouvait quand il a sombré. Elle est bien plus ancienne. Elle date de l’époque Hellénistique (qu’on situe, grosso-modo, entre le moment de la mort d’Alexandre le Grand et le suicide de Cléopâtre, ce qui est tout à fait joyeux, et ce qui nous amène de 323 av. J.-C. à 30 av. J.C. environ). Un « détail », me direz-vous, mais qui explique peut-être pourquoi cette machine a bien failli être perdue à jamais.

En effet, la période Hellénistique précède la conquête romaine de la Grèce. Elle marque donc, d’une certaine façon, la fin de la civilisation grecque. Pourtant, elle est aussi la période durant laquelle l’hellénisme (d’où son nom) se développe le plus :  la langue grecque est très parlée, les échanges commerciaux sont nombreux, la culture, les us et coutumes grecs s’exportent très bien (et ils continueront de s’exporter, d’ailleurs, même après la conquête romaine puisque nous parlerons alors de période gréco-romaine). De cette façon, même si la période hellénistique est la dernière époque où la Grèce Antique est « indépendante », elle n’en reste pas moins dynamique et créatrice, du fait du bouillonnement qu’elle génère en son sein et autour d’elle.
Pas étonnant, donc, que la machine d’Anticythère ait été créée à cette époque.
Toutefois, la conquête romaine va malgré tout changer la donne, bouleversant l’ordre des choses.

Ainsi, quand coule la machine d’Anticythère, elle se trouve sur un navire romain, probablement en route vers l’Italie. Qui sait ce qui se serait produit si le bateau n’avait pas coulé ? Ou si la machine était restée en Grèce ? Peut-être aurait-elle été redécouverte plus tôt. Peut-être que sans la conquête romaine, elle n’aurait pas même eu à être redécouverte puisque les recherches ayant mené à sa réalisation aurait pu continuer. Peut-être que ces conquêtes ont chamboulé, d’une façon ou d’une autre, la vie du créateur de la machine. Peut-être !

Une telle machine aurait pu changer l’Histoire. Peut-être ! Ou peut-être pas.
(Vous la sentez, la grosse référence à peine dissimulée à mes recherches sur le steampunk ? Non parce qu’une machine à rouages qui aurait pu changer le cour de l’Histoire et faire advenir le futur plus tôt… C’est quand même carrément steampunk. Enfin, moi je dis ça…)

Pour l’enseignant-chercheur et essayiste Philippe Engelhard, la somme des savoirs que représentait la machine d’Anticythère n’a pas disparu sans raison. Une telle machine, ainsi que ses semblables (car il en existait d’autres, nous allons y venir peu après), aurait pu donner lieu à une première Révolution Industrielle, bien avant celle du XIXe siècle. Ce ne fut pas le cas car les conditions n’étaient, semble-t-il, pas réunies. Pour Engelhard, cela prouve que l’existence seule des technologies, même les plus sophistiquées, ne suffit pas à changer le monde. L’homme seul a ce pouvoir :

guillemet« Les « révolutions » technologiques n’auraient pas ou peu trouvé à s’exprimer sans « révolutions » économiques, culturelles, sociales ou politiques PREALABLES. Preuve parmi d’autres : la fameuse machine d’Anticythère (1er siècle avant J.C.) ainsi que ses devancières mentionnées par Cicéron. Les technologies utilisées dans cette machine étaient au moins aussi sophistiquées que celles mises en oeuvre par les horlogers du XVIIIe siècle européen – lesquels ont très probablement inspiré la confection des premières machines industrielles (thèse soutenue avec de très bons arguments par l’historien britannique David S. Landes, 1987). Cependant, sans une bourgeoisie industrieuse et économiquement puissante, capable d’anticiper comptablement les profits qu’elle allait pouvoir tirer des nouvelles machines, ces dernières ne seraient jamais devenues des outils de production courants (Max Weber, 1964). C’est bien pourquoi la machine d’Anticythère et ses pareilles n’ont pas engendré de « révolution industrielle » : il eut fallu une bourgeoisie préindustrielle pour en extraire des innovations et du profit – cette bourgeoisie n’existait pas. La « bourgeoisie » d’alors trouvait, à tort ou à raison, plus d’avantages dans le commerce et la finance (déjà !). Encore une preuve évidente, s’il en fallait une autre, que ce ne sont pas les machines qui ont fait la révolution industrielle ! »

Philippe Engelhard, L’Internet change-t-il vraiment nos sociétés ? Techniques, cultures et sociétés (Tome 2), Paris, L’Harmattan, 2012, p. 35-36 (Google Books)

Le problème, c’est qu’on ne sait même pas, avec exactitude, qui a créé cette machine. Des recherches ont montré que cette machine aurait pu être conçue par le célèbre savant Archimède (qui ne travailla pas que sur sa poussée #blague). Toutefois, cette thèse est débattue. D’autres noms sont avancés. Par exemple, cette machine aurait également pu être inventée à Alexandrie, l’une des villes les plus florissantes de l’époque Hellénistique, mêlant ainsi les connaissances acquises par les deux plus grandes civilisations d’alors : la Grèce et l’Egypte (ce qui, en pleine période hellénistique ne serait pas étonnant, si vous avez bien suivi depuis le début ;)).

En tout cas, cette création témoigne de la quantité de connaissances dont les hommes de l’époque disposaient déjà.

Le mécanisme d’Anticythère est unique en son genre. Toutefois, il a tout de l’aboutissement d’un travail de très longue haleine. On suppose donc que d’autres machines de ce type, plus ou moins semblables et évoluées, ont vu le jour avant lui. Jusqu’à ce jour, nous n’en avons malheureusement trouvé aucune trace. Si ce n’est dans quelques témoignages antiques, décrivant des objets similaires. Comme chez Cicéron qui, dans De la République, fait mention d’un « globe céleste » créé par Archimède et ayant été dérobé à Syracuse par l’armée romaine quand la cité était encore grecque :

guillemet« J’avais entendu souvent citer cette sphère, à cause de la grande renommée d’Archimède. L’aspect ne m’en parut pas fort remarquable. Il en existait une autre, d’une forme plus élégante et plus connue du vulgaire (comprendre, ici, du « peuple »), ouvrage du même Archimède, et placée par le même Marcellus à Rome, dans le temple de la Vertu. Mais, sitôt que Gallus eut commencé d’expliquer avec une haute science la composition de cette machine, je jugeai qu’il y avait eu dans le géomètre sicilien (Archimède était sicilien et vivait à Syracuse quand la ville fut attaquée et pillée par les romains) un génie supérieur à ce qui semblait la portée de l’humaine nature. Gallus nous disait, que cette autre sphère solide et compacte était d’invention fort ancienne. (…) Il ajoutait que cette transfiguration de la sphère, qui représente les mouvements de la lune, du soleil, et des cinq étoiles nommées errantes ou irrégulières (les « cinq étoiles » dont il est ici question sont les cinq planètes connues par les grecs à l’époque de la conception du globe car elles sont visibles à l’oeil nu : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Il faut d’ailleurs savoir que le mot « planète » nous vient du grec πλανήτης, planētēs, voulant dire errant), n’avait pu s’appliquer à ce premier globe d’une forme solide ; et que l’art merveilleux d’Archimède était d’avoir tellement combiné sa nouvelle sphère, que dans le jeu de mouvements disparates, une seule impulsion déterminait des résultats inégaux et variés. Et en effet, Gallus touchait-il cette sphère, on voyait, sur sa surface, la lune remplacer le soleil par un tour de cercle, autant de fois qu’elle le remplace dans les cieux par l’intervalle d’un jour, d’où il résultait que la disparition du soleil s’y trouvait marquée comme dans les cieux, et que la lune touchait le point où elle est obscurcie par l’ombre de la terre, à l’instant où le soleil reparaissait sur l’horizon, etc. (pour faire simple, on voyait défiler une journée en activant la sphère et le résultat semblait aussi naturel que… dans la nature.)« 

Cicéron, Angelo Mai (trad.), De la République, Paris, Didier et Cie, Libraires-Editeurs, 1858, p.22 (Google Books)

C’est ce texte, ainsi que certains éléments caractéristiques, trouvés à travers l’étude des différents textes présents sur la machine, qui laissent à penser qu’Archimède pourrait être le créateur de la machine d’Anticythère. Des éléments suggèrent, en effet, une origine sicilienne et Archimède vivait à Syracuse. Mais les chercheurs ne disposent pour l’instant d’aucune preuve irréfutable pour étayer cette hypothèse (et rien ne permet de dire qu’ils trouveront un jour la réponse à leurs questions).

En tout cas, la machine d’Anticythère, elle, n’est pas un globe comme dans le texte de Cicéron. Faite de bronze, c’est un ensemble de rouages (une trentaine !) dont on pense qu’ils étaient enfermés dans une boite de façon à rendre l’ensemble du mécanisme facilement utilisable et transportable.

Plusieurs chercheurs ont réalisé des modèles de ce à quoi pouvait ressembler la machine avant de se dégrader dans l’eau durant des siècles. La reproduction de Michael Wright semble être la plus proche de l’originale, tant pour son mécanisme que pour son esthétique et son souci du détail :

Reproduction de la machine d'Anticythère par Michael Wright
Reproduction de la machine d’Anticythère par Michael Wright
Reproduction de la machine d'Anticythère par Solla Price (1974)
Reproduction de la machine d’Anticythère par Solla Price (1974)
Reproduction de la machine d'Anticythère par Mogi Vicentini (2007)
Reproduction de la machine d’Anticythère par Mogi Vicentini (2007)

guillemet« Exceptionnel par sa complexité, le mécanisme d’Anticythère suscita l’intérêt de Derek J. de Solla Price, physicien anglais et historien des sciences à l’Université Yale (États-Unis). En 1951, il réalisa la première étude détaillée, grâce à des radiographies aux rayons X, et constata qu’il s’agissait d’un instrument très sophistiqué composé d’une trentaine de roues dentées, d’axes, de tambours, d’aiguilles mobiles et de trois cadrans gravés d’inscriptions (un « mode d’emploi » !) et de signes astronomiques. Il démontra ainsi que l’instrument permettait de calculer les différents cycles de la lune, du soleil et des planètes et le nomma « calendrier informatisé ».

Intrigué par la théorie sur la machine d’Anticythère, l’historien australien et spécialiste du développement des ordinateurs, Allan Geirge Bromley, s’attaqua à l’objet mystérieux dans les années 1980. Il réalisa des radiographies plus précises et corrigea certaines erreurs de son prédécesseur. Une décennie plus tard, les recherches menées par l’ingénieur britannique Michael Wright confirmèrent l’exactitude de la théorie Derek J. de Solla Price, qui ne s’était trompé que sur des détails. La machine d’Anticythère était bel et bien un instrument de calcul automatisé, qui méritait d’être considérée comme « un ordinateur antique». »

Lucia Maitreau et Ulrike Guerin, « Le mécanisme d’Anticythère, ancêtre de l’ordinateur » in Le Courrier de l’UNESCO, 10 avril 2012

Mais à quoi servait exactement cette machine ? Et, surtout, qui pouvait bien l’utiliser ? Dans quel but ?

La machine d’Anticythère était un calendrier complexe, sorte d’horloge astronomique portative, pourrait-on dire (ce qui n’est pas tout à fait exact car, contrairement à une véritable horloge astronomique, la machine était activée par une manivelle ou une clef), qui :

Indiquait les cycles lunaires : ils étaient très importants pour les hommes de cette époque car ils rythmaient la vie grecque. Ils permettaient aussi bien de savoir quand semer que quand organiser telle fête pour telle divinité. Sur la machine, la Lune était une boule bien visible qui tournait sur elle-même à un certain rythme pour indiquer ses phases (de blanche pour la pleine lune, elle devenait peu à peu noire).
Prédisait les éclipses lunaires et solaires : également très importantes pour les hommes de à cette époque car ces évènements pouvaient être des signes de mauvais augures.
Indiquait les signes du zodiaques.
Annonçait les grands jeux grecs (ceux d’Olympie, entres autres) car il s’agissait déjà d’évènements qui se produisaient à intervalles réguliers.

A l’avant de la machine, son inventeur avait même déjà eu l’idée de graver… un mode d’emploi !

Pour les chercheurs, plusieurs personnes étaient donc susceptibles d’utiliser un tel objet. A en juger par la place occupée par la prévision des éclipses et les superstitions qui les entouraient, il semble que l’objet pouvait, par exemple, servir à organiser une guerre, une fête ou tout autre évènement important, voire capital, dans les meilleures conditions possibles. Il s’agissait sans doute, pour les prêtres ou les personnages de haut rang (et non pas d’Alexandrie ! #blague #encore) qui utilisaient cet objet d’être en accord avec le ciel. Or, le ciel, c’était le divin – ses dieux et ses déesses aux célèbres colères, vengeances et autres joyeusetés. Aussi les grecs avaient-ils sans doute dans l’idée d’être toujours (ou autant que possible) en bons termes avec cette bande de joyeux drilles.

Outre les questions religieuses qui préoccupaient beaucoup les grecs, ceux-ci avaient surtout ressenti l’influence de la Lune sur leur vie. Il était donc important pour eux de calculer la récurrence de ses phases, ainsi que les mouvements des astres en général.

Rappelons également que, pour les grecs de cette époque, c’était la Terre qui était au centre de tout, et non pas le Soleil. Pour cette raison et pour une multitude d’autres, cet objet est une merveille car, aussi étonnant que cela puisse paraître, la machine d’Anticythère exécutait parfaitement les tâches pour lesquelles elle avait été conçue. Tout cela grâce à une observation minutieuse du ciel et sans disposer de tous les outils techniques et technologiques ultra-sophistiqués que nous avons aujourd’hui. Objets qui ne cessent de démontrer à quel point les grecs avaient déjà raison sur bien des points. Même si leur postulat de base était faux (et oui, l’héliocentrisme, les gars, désolée :/).

Scéhma descriptif de la machine d'Anticythère
Scéhma descriptif de la machine d’Anticythère
Sciences et Vie n°87 – Hors série, avril 2011

Pour les curieux qui ne seraient pas rassasiés d’informations sur cette machine, je vous laisse ci-dessous la vidéo du documentaire de Mike Beckham, La Fabuleuse Machine d’Anticythère. Un documentaire de 74 min et datant de 2012, diffusé initialement sur ARTE. Il se concentre sur les recherches du professeur et astronome Mike Edmunds et de son équipe pour percer les secrets de la machine. Vous y retrouverez également Michael Wright dont je vous parlais plus haut dans l’article.


Sources :
Le documentaire ci-dessus.
Wikipédia : La Machine d’Anticythère
TPE : Les moyens de calcul mécanique (oui, des TPE !)
Unesco